Cet étonnant essai se situe de plusieurs manières à la croisée des chemins : entre traité sur la marche – sinon encyclopédie, dont il n'a pas la prétention – et apologie de la marche ; entre récit d'un narrateur marcheur et anthologie de réflexions et de témoignages de marcheurs illustres ; entre poétique philosophique au sens de Bachelard (cité plusieurs fois) et foudroyantes observations sociologiques. Les auteurs convoqués et cités sont véritablement des « compagnons de route » du sociologue, tant la complicité de leurs démarches et la similitude de leurs motivations sont évidentes, cependant que leurs écrits étonnent pour la variété de leurs horizons géographiques et temporels : les écrivains de récits de voyages, aventuriers et leurs héritiers, sont relativement minoritaires dans une bibliographie véritablement surprenante ; ils sont dignement accompagnés par des philosophes, les plus nombreux, des poètes et autres hommes (et quelques rares femmes) de lettres. La juxtaposition de leurs textes renforce le sentiment d'un certain universel dans la pratique de la marche : sentiment illusoire, sans doute, car il faudrait plutôt parler d'universel dans la réflexion philosophique, littéraire et poétique sur cette pratique.
Une longue première partie, « Le goût de la marche », renforce ce sentiment de même que l'impression encyclopédique, par la variété des thèmes dans lesquels elle se décline : « Marcher – Le premier pas – La royauté du temps – Le corps – Bagages – Seul ou à plusieurs – Blessures – Dormir – Silence – Chanter – De longues marche immobiles – Ouverture au monde – Les noms – La comédie du monde – L'élémentaire – Animaux – L'obliquité sociale – Promenades – Écrire le voyage – La réduction du monde où marcher ».
Suit une sorte d'antithèse, intitulée « Marcheurs d'horizons », qui relate de manière assez détaillée l'épopée de quatre expéditions « de l'extrême » : la traversée de l'Amérique du début du XVIe siècle par Cabeza de Vaca qui fuyait sa condition d'esclave des Indiens ; le pari de René Caillé, au début du XIXe siècle, d'être le premier Européen à pénétrer à Tombouctou et à en revenir vivant ; l'exploration obstinée des Grands Lacs d'Afrique centrale, par Richard Burton et John Speke qui, à la moitié du XIXe siècle, étaient hantés par l'ambition avouée de découvrir les sources du Nil et inavouée de relier toutes les colonies et protectorats britanniques d'Afrique par un axe Nord-Sud entre l'Afrique du Sud et l’Égypte ; enfin le rêve – teinté de mirage – de Michel Vieuchange en 1929 de parcourir les 1400 kilomètres de désert entre l'Atlas et la ville-fantôme de Smara. Le choix de ces aventures-là est assumé comme absolument arbitraire ; leur nature semble totalement antithétique avec le « goût de la marche » analysé en détail dans la partie précédente : ultimes espoirs de survie ou obsessions individuelles, ces défis sur le fil entre la vie et la mort offrent une image complémentaire et contradictoire de la marche.
Les deux parties suivantes sont consacrées aussi à deux types de marche différents et spécifiques : la « Marche urbaine », qui est analysée sous le double prisme du corps de la ville et de celui du marcheur, parfois un flâneur, en particulier par quatre de ses sens, respectivement : l'ouïe, la vue, le toucher et l'odorat ; et enfin les « Spiritualités de la marche », c-à-d. les pèlerinages de jadis et d'aujourd'hui et autres itinérances spirituelles notamment bouddhistes et hindouistes – le hadj musulman et autres pèlerinages chiites brillent ici par leur absence totalement inexplicable et inexcusable.
La « Fin du voyage » porte aussi la marque d'une certaine spiritualité, au moins au sens d'une thérapeutique et/ou d'un certain caractère initiatique attribués à la marche. On pourrait presque faire l'hypothèse d'une ouverture sur une métaphysique de la marche, à en croire l'excipit :
« Les sentiers, la terre, le sable, les bords de mer, même la boue ou les rochers, sont à la mesure du corps et du frémissement d'exister. » Mais, précisément, nous sommes laissés ici à la croisée de plusieurs chemins...
Cit. :
« Le dénigrement massif de la marche dans ses usages quotidiens et sa valorisation comme instrument de loisir est révélateur du statut du corps dans nos sociétés.
La flânerie, que nos sociétés ne tolèrent pas plus que le silence, s'oppose alors aux puissantes contraintes de rendement, d'urgence, de disponibilité absolue au travail et aux autres (que l'usage du téléphone portable a rendu caricaturale). » (pp. 15-16)
« La vulnérabilité du marcheur est une bonne incitation à la prudence et à l'ouverture à l'autre plutôt qu'à la conquête et au mépris.
[…]
L'expérience de la marche décentre de soi et restaure le monde, inscrivant l'homme au sein de limites qui le rappellent à sa fragilité et sa force. Elle est une activité anthropologique par excellence car elle mobilise en permanence le souci pour l'homme de comprendre, de saisir sa place dans le tissu du monde, de s'interroger sur ce qui fonde le lien aux autres. » (pp. 62-63)
« Dans l'usure de la marche, il y a parfois assez de puissance et de beauté pour que se dissolve la souffrance qui a présidé au départ. Lavée au contact des chemins, érodée dans la nécessité de la progression, celle-ci se fait moins incisive. Au fil du temps ce n'est plus le noyau d'épouvante de la douleur qui motive l'avancée, mais l'appel à la métamorphose de soi, au dépouillement, à une remise au monde qui requiert l'alchimie de la route et d'un corps qui s'y confond, noces heureuses et exigeantes de l'homme et du chemin. » (p. 164)
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