Cette plaquette est le testament spirituel d'André Gorz adressé à sa femme Dorine la veille de leur suicide « main dans la main », commis lors du stade terminal d'une maladie inguérissable de Dorine dans sa quatre-vingt deuxième année, afin de ne pas survivre à son décès. Ce texte a été analysé par Patrick Viveret, dans l'ouvrage : André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, que je viens de terminer, comme un message d'envergure beaucoup plus vaste, nous invitant à repenser aux « enjeux émotionnels de la transformation sociale ». Il est évident que, dans l'engagement politique d'une pensée militante telle que celle du philosophe d'origine juive autrichienne, l'émotivité d'une relation conjugale – de la sienne, qui plus est – ne semble pas avoir beaucoup de place. Les émotions, en général, y sont moins traitées que, par exemple, dans l'oeuvre de Raoul Vaneigem. Par conséquent, cette œuvre ultime vient opportunément compenser cette absence, et donnant une importance tout à fait prioritaire à la fois à la circonstance autobiographique – son histoire d'amour – et à la place de l'émotivité dans sa pensée. Mais il y a là davantage. Le premier ouvrage publié par Gorz est Le Traître (1958). C'est un livre autobiographique, qui se veut une auto-analyse du processus réflexif de l'auteur, saisi « en cours » : l'on sait que, grâce aussi à une Préface extrêmement élogieuse par Sartre, il eut une grande fortune et l'auteur lui dut sa consécration dans l'aréopage des intellectuels français et sa profession de journaliste et auteur. Or, malgré la dédicace privée et manuscrite à sa femme, dans le texte publié, le personnage féminin nommée Kay occupe une place dérisoire et, pis, elle est « défigurée, humilié » ; les bribes autobiographiques sur la relation de couple et le mariage apparaissent délibérément manipulées jusqu'à la pure falsification. L'auteur y note : « N'est-il pas évident que je parlais de Kay comme d'une faiblesse et sur un ton d'excuse, comme s'il fallait s'excuser de vivre ? » (cit. p. 52) et, l'on peut dire, à un premier niveau, que ce testament spirituel constitue entièrement une autocritique qui peut se résumer à cet aveu : « Je ne m'aimais pas de t'aimer » (p. 58). Peut-être cette circonstance suffit-elle à elle seule à expliquer le titre...
Les biographies de penseurs et d'hommes de lettres sont pleines d'histoires d'épouses qui semblent n'avoir eu de vocation que de faciliter l'éclosion de celle de leur conjoint : c'est certainement le cas de Dorine, épouse de Gerhard, collaboratrice précieuse dans tous les aspects de sa vie professionnelle, dans ses relations sociales et dans sa création intellectuelle.
Mais si nous dépassons les aspects biographiques et même la probable raison de minoration de l'émotionnel dans l'auto-perception du devoir-être d'un philosophe, et surtout d'un philosophe politique, il reste encore un aspect encore plus fondamental. Dans le fond de la pensée gorzienne, une pensée de critique du travail, du capitalisme, de l'hétéronomie, et promotrice de l'autonomie, de la réalisation de soi, de la sphère privée comme antidote de l'aliénation du social, il est évident que la conjugalité elle-même acquiert une importance prioritaire. Dès lors, était-ce de la pudeur que d'occulter dans ses écrits cette expérience personnelle, voire de la défigurer ; était-ce le signe de relations compliquées avec soi-même, surtout avec sa propre réalité (cf. cit.), que d'exposer dans ses écrits même autobiographiques cette part de son véritable vécu – une problématique qui s'estompe au moment du trépas – ; ou bien l'auteur éprouvait-il une certaine crainte que, si l'on rétorquait la nature exceptionnelle et non généralisable de sa propre expérience amoureuse, son système intellectuel tout entier en serait affaibli ?
Cit. :
« […] tu m'avais fourni la possibilité de m'évader de moi-même et de m'installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. » (p. 24)
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