J'ai déjà écrit, dans une autre note, au sujet de la capacité merveilleuse qu'a Rahimi d'opérer des synthèses – ponts, courts-circuits, jeux de miroirs – entre Orient et Occident. Dans ce roman, le plus long, complexe, abouti et proprement « romanesque » que j'ai lu à ce jour, l'auteur s'attelle à une transposition de Crime et châtiment de Dostoïevski dans l'Afghanistan de l'époque où, après la déroute soviétique, les talibans sont en passe de prendre le pouvoir et la guerre fait encore rage entre les factions et les tribus. La transposition est consciente dans l'esprit du protagoniste Rassoul, alias Raskolikov, dès l'instant où son arme s'abat sur la vieille femme ; et ce n'est pas un hasard : ce jeune homme, fils d'un communiste, a fait ses études en Union soviétique, s'est imbu de littérature russe. Son drame, c'est sans doute l'impossibilité d'être mû par les mêmes motifs, d'éprouver les mêmes remords, d'être jugé et condamné par la même morale que le Russe et surtout de servir d'objet sacrificiel à l'instar du personnage dostoïevskien. Plongé dans une société en guerre, dans le chaos, en manque de repères, se trouvant lui-même en état de « confusion éthique », submergé par les vapeurs narcotiques de la fumerie qui lui sert de refuge et quasiment de seul lieu de sociabilité, ses sentiments de culpabilité fluctuent autour de raisons diverses sans ancrage possible à des valeurs sûres : culpabilité à l'égard de son père décédé, incapacité d'assumer son rôle de protecteur de sa famille, de protéger sa fiancée, de se prendre en charge économiquement et socialement (dans la lutte armée). De plus, dans cette même société où être un assassin n'est plus un crime, en tout cas bien moindre que d'avoir eu un communiste pour père, voire que de posséder des livres en russe, ne s'est-il pas comporté en héros, en défenseur de son honneur, contrairement à ce qu'il pense ? Servirait-il en fin de compte involontairement de cette même conscience collective que, de façon erronée, par l'expiation, il a aspiré volontairement à incarner ? Ou bien son acte, entouré de multiples mystères, est-il en somme condamné à l'insignifiance parmi les tirs de roquettes, les règlements de comptes généralisés, le remplacement en cours du droit et de l'autorité ? Le mutisme prolongé (et répété) du héros, doublé quelquefois d'une complète surdité au monde qui l'entoure n'est-il qu'emblème d'une incommunicabilité fondamentale qui ne peut se dénouer, dans la conclusion, que par un drame encore plus grand, lorsque Rassoul est enfin compris ?
Ce dernier questionnement, insensiblement, nous conduit à la position inverse de la proposition initiale. Car si jusque-là j'ai souligné un aspect de la synthèse Orient-Occident du roman, c-à-d tout ce qui, dans la transposition du roman de Dostoïevski ailleurs, a pu l'en différencier, l'en éloigner, le contextualiser, voici surgir l'aspect inverse et complémentaire : nous sommes revenus sur ce que le questionnement dostoïevskien a de plus universel, de plus intemporel : l'hypertrophie maladive des sentiments de culpabilité ne rend pas l'individu meilleur, elle le scinde du monde, le rend incapable de communiquer ni de faire le bien – tous les personnages secondaires sont pourtant là pour essayer de « réveiller » Rassoul – littéralement : le Messager –, de le reconduire au « droit chemin » – donc, en somme, la culpabilité rend un homme inutile et méchant. « Je suis un homme malade, je suis un homme méchant » : rappelons l'incipit du chef-d'oeuvre de Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol...
À noter : lorsqu'on s'occupe de littérature migrante, l'on prête une attention spécifique à la question de savoir quelle part de l'oeuvre d'un auteur est (éventuellement) traduite ou auto-traduite – les trois premiers livres de Rahimi – et si, depuis qu'elle est rédigé directement dans la langue de l'immigration – dans son cas, depuis Syngué sabour – une évolution linguistique est décelable. Ce roman, qui suit celui-là de trois ans (2008-2011), il me semble légitime de supposer qu'il a été « conçu » en français : les heurts par « effets de prose venue d'ailleurs » - semblables aux « effets de traduction » lorsque la traduction est bonne -, sont en effets moindres que dans le roman précédent. J'ai failli en être presque déçu, ne serait-ce pour tout ce qui, dans cette oeuvre-ci m'a donné du plaisir.
À noter aussi que le texte de la quatrième de couverture me paraît extrêmement éloignée du roman : je peux très bien concevoir que, après lecture de celui-là l'auteur ait eu cette inspiration qui pourrait se transformer en nouvelle – voire même en un autre roman – dont Maudit soit Dostoïevski aurait été « l'inducteur ». Néanmoins je suis étonné de voir cette quatrième de couverture citée dans certaines critiques de ce livre.
Cit. :
« Oui, je l'assume, cet orgueil qui n'est fondé sur rien. Que le monde le sache : je préfère l'orgueil à la fierté. Être fier, c'est être fier de quelque chose, c'est donc être dépendant de cette chose. Alors que l'orgueil est profond, intérieur, personnel, indépendant, sans référence sociale. La fierté donne de l'honneur ; l'orgueil, de la dignité » (p. 149)
« Rassoul reprend :
- Avec ce procès, j'en finirai avec ma souffrance... Il me donnera l'occasion d'exposer mon âme à tous ceux qui, comme moi, ont commis des meurtres...
- Arrête de te prendre pour le personnage de Dostoïevski, s'il te plaît. Son acte à lui a un sens dans sa société, dans sa religion.
- Vous savez que ce qui a réveillé l'Occident, c'est le sens de la responsabilité qui est né du sentiment de culpabilité.
- Mâshâllah ! - Parwaiz s'agite, renversant son thé. - Que Dieu soit loué de leur avoir donné ce sentiment de culpabilité, sinon que serait devenu le monde ! -, et il éclate d'un rire sarcastique. » (pp. 266-267)
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