Ni misérabilisme – qui dériverait d'un déterminisme social larmoyant –, ni stigmatisation – qui proviendrait d'un culturalisme de mauvais aloi ou du simple racisme –, ni « extraniation » stupéfaite -terrorisée – qui consisterait à reléguer les sujets d'étude dans les rangs des psychopathes ou les influences qui les assujettissent dans le paranormal : ce qui frappe d'abord dans ces pages, c'est l'empathie – qui n'a rien d'une déresponsabilisation ! - que Tobie Nathan rend de son expérience d'écoute de jeunes « des quartiers » en voie ou en danger de radicalisation islamiste. D'emblée et tout au long de l'essai, l'auteur part de sa propre biographie : son expérience de migrant nord-africain, d'enfant des cités, de révolté, de radical non repenti, rêvant de révolution en Mai 68, de Juif de la génération qui se trouvait dans « l'obligation de construire un monde commun avec ceux qui avaient voulu la disparition de [ses] parents » (p. 217). Qui ose aujourd'hui clamer et prouver sa reconnaissance des candidats au djihad et la proximité entre sa propre jeunesse et la leur ?
Et pourtant, l'on ressent à chaque phrase que cette revendication est la condition indispensable à l'intelligence sincère du phénomène, à l'évacuation des stéréotypes – ultimes simplifications, essentialisations et bannissements – dont le but premier est de nous rassurer sur l'altérité de ces gens-là par rapport à nous-mêmes, sur leur éloignement radical de notre mode de vie et des options que nous tenons pour nos valeurs. Alors que le pas est si court – nous démontre l'auteur – entre le terrorisé et le terroriste...
L'intelligence du phénomène ne se contente pas cependant d'un répertoire de cas cliniques. Ils sont bien présents, abondants et opportunément développés à chaque chapitre, mais servent uniquement à exemplifier une argumentation complexe qui se fonde sur des concepts abstraits de nature culturelle, anthropologique, sociologique et psychanalytique. C'est à l'aune de l'originalité de ces concepts que l'on peut mesurer les lumières qu'ils nous apportent.
Ainsi le « Prologue » situe l'auteur et son point d'observation, qui peut sans doute se résumer dans la formule : « L'intelligence est une prière adressée au réel » (p. 27).
Le ch. Ier : « Laïcité et guerre des dieux » développe l'idée que la laïcité naît du constat de l'échec des religions à maîtriser la violence sanguinaire des dieux, laquelle se manifeste notamment par le « rapt d'âmes » et leur sacrifice.
Le ch. 2 : « Le voile, une membrane », étudie philologiquement le mot « 'hijab » dans sa parenté avec le grec « phrenos » et ses connotations relatives à l'hymen et au verbe latin « nubere ».
Le ch. 3 : « Filiation et affiliation » pose comme postulat que les « personnalités prédisposées » au djihadisme sont caractérisées par un double déficit : « appartenance culturelle défaillante à la première génération, filiation flottante à la suivante » (p. 55) : il précise le concept-clef d'« âmes errantes » et démontre comment celles-ci sont les proies de appels ciblés et bien prémédités des organisations djihadistes (cf. Abou Moussab al-Souri).
Le ch. 4 : « Conversion, initiation » en approfondissant ces deux notions, a pour but de les tenir distinctes. Pourtant, « L'introduction à la radicalité islamique n'est pas une simple conversion religieuse […] il s'agit à la fois d'une conversion et d'une initiation » (p. 86).
Le ch. 5 : « Apocalypse » part du parallèle entre la conception cyclique de l'Histoire des sociétés polythéistes et celle linéaire, avec un début et une – voire plusieurs – fins (apocalypses) intimement liée aux monothéismes.
Le ch. 6 : « Haschich et assassins » pose l'hypothèse saisissante que les substances psychotropes, moyens de communication avec les divinités ou divinités elle-mêmes, outre qu'une puissance aient un pouvoir, c-à-d. une intentionnalité. Il est naturellement question de l'addiction au cannabis, si fréquente chez les « âmes errantes » avant la conversion au radicalisme, ainsi que la légende de Hassan ibn al-Sabbah et sa forteresse d'Alamut, dont je découvre qu'elle a été rapportée en Occident par Marco Polo (avant d'être développée par Vladimir Bartol et par Amin Maalouf).
Le ch. 7 : « Terreur » analyse avec beaucoup de subtilité et après avoir récusé le concept de « traumatisme », les notions de « terreur » de « frayeur » et de « peur ». Il est question des Janissaires ottomans et en conclusion, de la manière dont devrait s'effectuer une prise en charge efficace des jeunes radicalisés, par psychiatres, psychologues et travailleurs sociaux, qui sont peu habitués à « démonter » les stratégies de « capture d'âmes ».
Le ch. 8 : « Les enfants abandonnés sont des êtres politiques » revient et développe le lien entre syndrome abandonnique et vocation prophétique, à partir d'Œdipe, de Jésus, de Mahomet, et des cas cliniques rapportés.
Le ch. 9 : « L'étrangeté des enfants de migrants » développe les conséquences du constat aussi paradoxal qu'heuristique que « Les enfants de migrants ne souffrent pas d'un déficit, mais d'un excès d'intégration » (p. 189).
Le ch. 10 : « Générations » qui se place sous l'exergue du célèbre aphorisme de Raul Vaneigem : « Une société qui abolit toute aventure fait de son abolition la seule aventure possible. » explore les implications générationnelles du surgissement des conflits, en particulier en relation avec la possibilité d'une « vengeance » par rapport à un crédit que la génération précédente n'a pas su recouvrer (cf. Mai 68 par rapport à la Shoah et implicitement, cette génération-ci par rapport aux guerres de décolonisation).
Enfin l'« Epilogue » est un nouvel appel méthodologique à la « lecture », et une précision du sens littéral que ce concept revêt dans la Torah et dans le Coran. Les jeunes radicalisés se sont fait « signes » : « Je suis persuadé, dit Nathan, qu'il faut "lire" leur parole, et plus encore leur comportement, comme des signes. » (p. 241)
Je voudrais conclure de façon très inhabituelle, par une vibrante déclaration d'amour pour Tobie Nathan, avec qui j'ai eu le privilège d'échanger quelques mots un soir, à l'issue d'une table ronde qui avait pour thème justement les « profils des djihadistes » : c'est grâce à son écriture et à son activité professionnelle, j'en suis profondément convaincu, et d'abord grâce à sa manière d'être au monde, et à celles qui lui ressemblent, que demeure vivable notre présent par ailleurs si étonnamment méchant.
Cit. :
« La sensation d'identité, je veux dire la sensation (l'illusion?) qu'on est identique à soi-même, qu'il existe un même soi qui était là hier et qui sera encore là demain, cette sensation se dilue. On peut affirmer que, de ce fait, la migration potentialise l'audace, mais aussi le désespoir. » (p. 183)
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