Lorsque, il a plusieurs décennies, j'ai lu « Le Gène égoïste » (1976), qui m'a immensément séduit et durablement marqué, je ne me doutais pas qu'un tel ouvrage de vulgarisation scientifique, acte de naissance d'un changement de paradigme précédant d'une bonne génération le séquençage complet du génome humain, avait été lancé tel un pavé dans la mare sans l'assise d'un traité à l'usage des spécialistes. Fatalement, il s'ensuivit une pléthore de contestations, d'objections, de critiques : des plus générales – accusation de déterminisme génétique, de réductionnisme, voire une conception mal comprise de l'évolutionnisme tout entier, du genre à objecter que la sélection naturelle ait pu produire à la fois le vol par plumage des oiseaux et celui par membrane des chauve-souris – aux plus pointues, fondées sur l'interprétation d'expériences de terrain ou de laboratoire extrêmement spécifiques.
Cet ouvrage, qui date à l'origine de 1982, est destiné aux biologistes et entend répondre point par point à toutes ces critiques. Inutile de préciser qu'il a été une lecture formidablement ardue pour moi, poursuivie stoïquement jusqu'à la fin dans le seul espoir d'être récompensée par le glanage de quelques bribes d'informations compréhensibles de-ci de-là. Utile par contre de rappeler, avant de griffonner sur les résultats de la cueillette, que la prose est : saturée de vocabulaire technique (que les 12 p. de glossaire final ne suffisent pas à clarifier), foisonnante de références bibliographiques (plusieurs par paragraphe – nom d'auteur et date de publication, selon le standard ango-saxon) relatives aux détracteurs et aux travaux cités à l'appui, remarquablement pauvre en nouveaux apports expérimentaux mais tout autant surabondante (pléthorique) en subtilités logiques, rhétoriques, métaphoriques, argumentatives tendant à « corriger » des interprétations ou à en suggérer d'autres, plus convaincantes. Autre élément pour compliquer la lecture : une police minuscule et des pages à 43 lignes toutes serrées... [Tout cela pour expliquer pourquoi cet essai pourtant fondamental n'a pas été traduit en français.]
Après les trois premiers chapitres qui liquident les critiques d'ordre général (« 1. Necker Cubes and Buffaloes », « 2. Genetic Determinism and Gene Selectionism », « 3. Constraints on Perfection »), le dernier introduisant les concepts de « gene-pool », de « locus/loci », et d'optimisation (probablement tirée de l'économie parétienne), commence à émerger la thèse principale de l'oeuvre de Dawkins : qu'il est opportun, parfois nécessaire de prendre comme unité fondamentale de la sélection darwinienne non pas l'organisme, ni l'espèce (ou le groupe), mais le gène. Il apparaît – de la logique et des critiques débattues – que cette thèse requiert logiquement deux démonstrations en amont : que l'unité soit contestée de l'organisme individuel, soumis à l'épreuve de son aptitude différentielle à la survie et à la reproduction, en particulier par ses comportements, et d'autre part que l'entité plus fondamentale, le gène, en tant que « réplicateur », puisse être doué d'une capacité d'agir sur l'environnement, même à l'extérieur du corps – le « véhicule » - qui est cependant seul à contenir la version unique du génome. Le ch. 4 « Arms Races and Manipulation », commence à s'attaquer à l'individu : le concept de manipulation, autant entre individus (par ex. le coucou et l'autre oiseau dont il colonise le nid) que par rapport aux parasites aura une importance cruciale à différents endroits du livre. Les ch. 5 et 6 « The Active Germ-line Replicator » et « Organisms, Groups and Memes : Replicators or Vehicles » renforcent le remplacement de l'idée de la reproduction des organismes par celle de la réplication des gènes (avec la petite introduction du concept philosophique dawkinsien de « mème » qui jusqu'à présent n'a pas eu la fortune qu'il mérite peut-être...). Le ch. 7 « Selfish Wasp or Selfish Strategy » est une sorte d'interlude, qui, à partir de l'exemple du conflit entre guêpes femelles pour le trou où elles ont pondu et déposé des larves, illustre le concept de stratégie, en particulier de « ESS – Evolutionarily Stable Strategy ». Le ch. 8 « Outlaws and Modifiers », entre dans le vif de la récusation de l'unité de l'organisme, au sein duquel des gènes peuvent prospérer selon leur propres « intérêts », au détriment de ceux de l'individu ou d'autres gènes du même génome. Celui-ci ainsi que les 9 « Selfish DNA, Jumping Genes, and a Lamarckian Scare » et 10 « An Agony in Five Fits » sont particulièrement techniques, et je ne retiens que, du dernier, une redéfinition en cinq points de la conception darwinienne d'aptitude. Avec le ch. 11 « The Genetical Evolution of Animal Artefacts », s'amorce l'étude du « phénotype étendu », c-à-d. des effets des gènes sur l'environnement : naturellement il est ici beaucoup question de castors et de termitières (les termites, techniquement parlant, ne sont pas chacune un individu, mais la termitière si, peut-être)... Le ch. 12 « Host Phenotypes of Parasite Genes » : retour sur les parasites et sur les comportements « suicidaires » des parasités. Ch. 13 « Action at a Distance »... mais quelle distance, au juste ? Théoriquement illimitée, pratiquement, cela dépend de la capacité de s'immiscer dans la production de protéines, parfois même depuis l'intérieur même de la cellule. Ch. 14. « Rediscovering the Organism » : cela semblerait un ultime revirement que de revenir sur la centralité de l'organisme, et pourtant, non, c'est de reconnaître ses fonctions et son importance, notamment dans la reproduction, par le procédé habile de la « reductio ad absurdum » : vu que la vie aurait pu proliférer sans organisation pluricellulaire, voire autrement que par le cycle reproduction-développement-mort, quels sont les avantages comparatifs du regroupement des « réplicateurs », d'abord à l'intérieur d'une cellule puis dans des entités pluricellulaires, et ceux de la dialectique entre mitose et méiose, etc. ? « It has paid replicators to behave gregariously » - telle est la réponse, et il est trop tentant d'une faire une maxime philosophique...
Cit. :
« Returning, for clarification, to DNA as our archetypal replicator, its consequences on the world are of two important types. Firstly, it makes copies of itself, making use of the cellular apparatus of replicases, etc. Secondly, it has effects on the outside world, which influence the chances of its copies' surviving. » (p. 109)
« […] we arrive at our 'central theorem' of the extended phenotype : An animal's behaviour tends to maximize the survival of the genes 'for' that behaviour, whether or not those genes happen to be in the body of the particular animal performing it. » (p. 233 et passim)
Excipit - « The integrated multicellular organism is a phenomenon which has emerged as a result of natural selection on primitively independent selfish replicators. It has paid replicators to behave gregariously. The phenotypic power by which they ensure their survival is in principle extended and unbounded. In practice the organism has arisen as a partially bounded local concentration, a shared knot of replicator power. »
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]