[L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence | René Passeron]
La peinture à reculons.
Dans un solide travail universitaire édité en 1962 puis revu, augmenté et publié en 1974 et en 1986, l’enseignant-chercheur plasticien René Passeron (né en 1920), diplômé en philosophie, pose les bases du concept de « poïetique » soit l’étude de l’œuvre en train de se faire, idée qui fera florès dans l’enseignement universitaire des arts plastiques et sciences de l’art où René Passeron a œuvré avec vivacité et brio, étonnant son auditoire par des anecdotes éclairantes puisées auprès de grandes figures vivantes connues et approchées personnellement, illustrant un enseignement enlevé et des propos pertinents. Cette faconde se retrouve fort heureusement dans un écrit académique apparaissant aujourd’hui particulièrement désuet dans sa présentation avec des références obligées, une construction convenue, une présentation normalisée, un propos mesuré, une problématique posée, une bibliographie conséquente mais datée, des index opératoires mais obsolètes, etc. Pourtant, le contenu est d’un grand intérêt. Il peut être mis en perspective avec la pensée du philosophe allemand Konrad Fiedler (1841-1895) dont la théorie de la pure visibilité bâtie elle aussi sur l’interdisciplinarité puisait déjà dans l’esthétique, l’histoire de l’art, l’iconographie et l’anthropologie. N’échappant pas au diktat de la thèse, René Passeron problématise immédiatement son propos. La 1re partie intitulée à juste titre « Le problème » vise à questionner le peintre et sa technique, cherchant l’esprit dans l’œuvre, cette « matière dominée ». Dans les trente pages introductives, l’auteur vivifie son approche conceptuelle en l’irrigant de multiples exemples puisés dans la petite histoire de l’art, celle à l’entour des œuvres, parfois autrement parlante. La 2e partie attaque par le menu le cœur du propos à savoir « Le travail du peintre ». Sont abordés « Les moyens matériels », « La main » et « L’œil ». Le lecteur peut s’étonner d’y trouver moult détails techniques, depuis les caractéristiques des brosses, couteaux [« sortes de petites truelles souples »], pinceaux jusqu’aux dimensions du châssis des toiles, de la qualité des pigments à celle de la pâte mais l’auteur plasticien sait de quoi il parle et malgré les multiples références brassant les artistes anciens et les modernes, les théoriciens et les historiens de l’art, le fil n’est jamais rompu ; la technique existe par la grâce de la main et si besoin : « On peindra avec le gras des doigts ». La main éduque l’œil « aux valeurs tactiles ». Le travail du peintre est étudié par René Passeron et creusé dans les couches pigmentaires quand elles se superposent sur la toile ou a prima lorsque le premier jet est sans remords soit les deux pôles où s’assemblent les façons de peindre. Entre techniques clairement explicitées et manières de faire des grands peintres, l’auteur met en lumière avec évidence et simplicité un savoir exigeant et pointu puisé tant dans l’histoire de l’art qu’à la source, auprès d’artistes contemporains. L’auteur écrit clairement, avec fluidité et possède le sens de la formule ainsi quand il évoque : « les peintres qui superposent des états successifs et, allant des dessous aux couches superficielles, peignent pour ainsi dire, à reculons ». L’art de voir du peintre est analysé selon les lumières, la focalisation de la vision plastique ainsi que l’impact de la culture sur la perception. La 3e partie est consacrée aux éléments plastiques (touche, dessin, valeur, couleur…), à la représentation spatiale (perspective italienne, espaces courbes, perspective d’angle, inversée…), aux expressions du mouvement, à la composition (« la géométrie est dans l’apparence des formes », rôle du châssis, place de la porte d’harmonie et de la section d’or dans le cadre, combinaison des éléments picturaux, couleur, ligne, valeur, touche donnant le rythme plastique) et enfin au langage pictural, véritable « symbolique émotionnelle » qui donne du sens à l’œuvre (« expressivité des lignes, des valeurs, de la touche et des couleurs assemblées »). La 4e partie confronte nature et peinture : « La nature, pour le peintre, est toujours dehors ». La nature vient à l’œuvre par le savoir-faire du peintre et les choix intellectuels qu’il fait. L’imaginaire pictural apparaît inféodé à la pratique plastique, les matériaux utilisés appelant à mesure la forme dans son surgissement. La 5e et dernière partie analyse les rapports entre l’œuvre en question et le peintre en réponse, entre le plaisir et la douleur de créer : « Toute la vie du peintre devient nourriture de l’œuvre… ».
L’ouvrage, par son écriture soutenue, devra être lu à doses homéopathiques, répétées jusqu’à la dernière goutte d’encre de l’ultime page. La lecture fragmentée induit le sentiment d’avoir approché la création plastique en détail mais un effort de synthèse est indispensable afin de la saisir dans son ensemble. L’auteur formalise une démarche physico-psychique complexe et au demeurant insaisissable. Il travaille néanmoins sa phrase afin de lui faire épouser sa pensée dans un même mouvement et malgré quelques pièges à glu parfois posés ça et là (jargon en embuscade mais heureusement jugulé dès son éclosion), il amène le lecteur dans le processus d’instauration de l’œuvre. On peut imaginer ce que deviendrait cet essai, à la place du chiche cahier photographique en noir & blanc, enrichi des reproductions en couleur des multiples œuvres citées (peinture étrusque, fresques de Pompéi, œuvres de Van Der Weyden, Jordaens, Cranach, Delacroix, Cézanne, Klee, etc.), légendées par des extraits puisés dans la mine inépuisable de l’essai, augurant d’un enchantement intellectuel et visuel en regard d’une pensée vivante et généreuse.
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