Hormis sa renommée de leader stalinien sanguinaire et paranoïaque, un mystère délibérément créé et entretenu par lui-même continue d'envelopper l'homme fort du régime communiste albanais, Enver Hoxha (ou Hodja dans sa translittération française) ; à l'instar de son pays, l'un des plus isolés du monde entre 1946 et 1991. Cette biographie, d'une lecture très aisée et agréable, en croisant les contenus des innombrables pages des mémoires de Hoxha et autres documents officiels du Parti avec une variété de sources extérieures, notamment diplomatiques, met en évidence :
1 – les successives volte-face du dictateur – Enver « dandy et boursier [en France] », tardivement converti au communisme ; Enver « prof, bistrot et résistant », moins héroïque que magouilleur ; Enver « titiste » jusqu'au divorce Tito-Staline ; Enver « stalinien » jusqu'à en découdre avec la déstalinisation prônée par Khrouchtchev ; Enver « maoïste » jusqu'en 1978 et à la normalisation des rapports entre la Chine et l'URSS ; Enver « camarade et patriarche », c'est-à-dire seul et contre tous, jusqu'à sa mort en 1985 ;
2 – la pratique stalinienne constante de l'épuration des rivaux intérieurs, par « liquidations » politiques massives et incessantes, en commençant par son propre beau-frère pendant la Résistance et jusqu'en 1981, par le pseudo-suicide de Mehmet Shehu, compagnon de maquis, ami de tous les jours et numéro deux du Parti pendant presque quarante ans, à un moment où Enver lui-même était déjà si diminué physiquement que son exercice du pouvoir ne se faisait plus que dans l'ombre et probablement sous l'influence directe de son épouse, la camarade Nexhmije ;
3 – outre le mensonge et la terreur, le grand secret – par-delà le culte de la personnalité – qui entourait particulièrement sa famille mais aussi ses déplacements et, me semble-t-il, les circonstances de ses choix politiques.
En effet, si cette biographie se satisfait de la roublardise et de l'opportunisme du personnage, je trouve, pour ma part, qu'un certain nombre de ses décisions demeurent non élucidées, incompréhensibles sinon par le délire ou l'arbitraire absolu qui ne me semblent pas caractériser Hoxha par ailleurs.
Les années 47-48 : il y a plus de vingt ans, je croyais avoir fait une découverte en trouvant, dans les documents diplomatiques français relatifs à la Yougoslavie, une feuille classée secrète contenant un plan d'annexion de l'Albanie par celle-ci. Or je découvre ici que le parti communiste albanais a été, pendant toute la guerre, une succursale des camarades yougoslaves, que Hoxha a lui-même reconnu qu'il valait mieux que le Kosovo ethniquement albanais reste yougoslave, qu'au sein du Parti albanais Koçi Xoxe est « résolument proyougoslave » et qu'il est pressenti pour remplacer Hoxha sous la bénédiction de Staline qui, le 9 janvier 1948, selon Djilas, dit : « Nous sommes d'accord pour que la Yougoslavie avale l'Albanie. Il rapprocha les doigts de sa main droite et, portant celle-ci à la bouche, fit mine d'avaler. » (p. 111), que le chef de file des opposants à la mainmise yougoslave, le vieux militant Nako Spiru, s'est déjà opportunément suicidé...
Bon, supposons que Staline, le 9 janvier 1948, ne sache rien ni ne se doute encore aucunement de la très prochaine « trahison » de Tito. Supposons qu'il se passe quelque chose qui illumine l'esprit de Staline entre ce jour et le 10 février, où soudain il refuse l'annexion albanaise sauf, selon les dires de Kardelj toujours reportés par Djilas, à condition qu'elle soit précédée par une fédération yougoslavo-bulgare (p. 113). Admettons que Hoxha n'ait jamais été informé de tout cela, y compris de sa probable disgrâce, admettons que son volte-face contre Tito et pro Staline à partir de leur différend n'ait été causé que par l'opportunité de renforcer sa position interne face aux pro-yougoslaves, ou par l'espoir que l'Albanie acquerrait une certaine importance géopolitique pour l'URSS, ou simplement par peur de Staline : admettons... Quelle absurde raison l'aurait-il poussé en 1961, cinq ans après la mort de celui-ci, après le fameux XXe Congrès du PCUS, après l'intervention sanglante de Khrouchtchev en Hongrie et les événements de Berlin Est (achevés par l'érection du mur), de s'aliéner le soutien de ce dernier au prix de la fin des aides économiques et techniques soviétiques, et surtout du retrait militaire y compris de missiles et des sous-marins de l'armée rouge ? Par simple amour de Mao, qui ne lui a reversé qu'une seule fois la moitié des aides russes ? Par pureté idéologique jamais démentie dans toutes les années à venir ? Par « confort » dans un isolement en dehors de tous les partis communistes du monde, hors du Pacte de Varsovie, hostile aux non-alignés, hostile aux organisation régionales même seulement d'union douanière ? Par haine contre toute forme de doctrine « révisionniste », de « coexistence pacifique », des « trois mondes », pour toute coopération et alliances internationales ?
« Il est difficile d'expliquer les raisons de cette attitude. Sans doute faut-il y voir l'effet de sa maladie, mais cela n'est pas suffisant. D'ailleurs dès son arrivé au pouvoir, Hodja s'est comporté en rebelle. Tout en faisant la démonstration de sa fidélité successive à Tito, à Khrouchtchev et à Mao Zedong, il se méfiait dans son for intérieur de ses amitiés imposées par la politique et les désavouait ou rejetait à la première occasion. On se demande même s'il a réellement eu de l'admiration pour Staline, le seul au sujet duquel ses écrits ne contiennent pas la moindre critique. » (p. 215)
Le fait est que même le dernier rival éliminé, Mehmet Shehu, était sans doute sur le point de « tramer » une ouverture sur l'extérieur au moment de sa liquidation. Peut-être avait-il pressenti un certain air de perestroïka souffler depuis l'Est...
Outre ces mystères non élucidés, en gardant lesquels l'auteur se retrouve donc paradoxalement fidèle à la personnalité du héros qu'il raille au premier degré, je lui reproche une analyse très insuffisante de la situation intérieure de l'Albanie, hormis les « purges ». Nous ne connaissons que le taux d'analphabétisme dépassant 90% dans le pays, le lendemain de la Seconde guerre mondiale, ainsi que ces « mesures radicales élaborées par Enver Hodja et adoptées avec l'enthousiasme habituel au cours de l'année 1975 […]
la réduction de l'écart des salaires, en moyenne de 1 à 3 ;
la participation de tous les cadres au travail productif, à raison d'un mois par an au minimum ;
le stage d'un an dans les usines et les campagnes pour les futurs étudiants, avant l'entrée à l'université ;
la fusion complète du travail intellectuel et du travail manuel à tous les niveaux de l'enseignement ;
la pratique généralisée des « feuilles-foudres » (ou libres affichages critiques) et des équipes de contrôle élues par les travailleurs, grâce auxquelles les masses affirment leur présence dans tous les rouages de la société. » (p. 208)
Des mesures qui, si elles ont été réalisées, indiqueraient que du chemin avait donc été fait.
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