Au seuil de la trentaine, entre 1933 et 1935, Denis de Rougemont, l'auteur de
L'Amour et l'Occident que plusieurs amis m'ont conseillé, s'est retrouvé partiellement « en chômage », ou plutôt privé d'un salaire fixe et dans une situation matérielle dégradée, n'ayant plus pour seules ressources que des traductions (un job déjà précaire à l'époque !), quelques piges et d'occasionnelles conférences sur commande, notamment au sein de cercles protestants (cette source de revenus existe-t-elle encore ?). Il décide de quitter aussitôt Paris pour s'installer dans des demeures empruntées gracieusement, au confort très spartiate, d'abord à l'île de Ré, puis dans le Midi - destinations caractérisées l'une et l'autre par la grande pauvreté de l'époque pré-touristique... -, enfin, brièvement, en banlieue parisienne.
Au cours de cette période, il rédige ce journal qui, s'il refuse hélas l'intimité du vécu de sa propre condition de chômeur (et on ne lui demande pas non plus, eu égard à l'époque, d'en jauger les heurs et les malheurs !), se compose essentiellement de descriptions et de réflexions impromptues, inspirées par les lieux où il vit et leur sociologie, par les gens qu'il côtoie non sans condescendance, par son éloignement des milieux lettrés et politique de la capitale et par le sarcasme acerbe qu'ils suscitent chez lui, et surtout, il se compose de pensées sur le rôle de l'intellectuel face au « peuple » - dont on devait parler davantage alors qu'aujourd'hui, et peut-être aussi dans une acception légèrement différente. En résumé, on l'aura compris, ceci est, en filigrane, un récit sur la chose même qui est évitée au premier degré, c'est-à-dire sur le ressenti (les frustrations) de la condition du chômeur intellectuel, à peine garni d'une apologie de la frugalité qui, au vu des écrits écologistes postérieurs de l'auteur, peut presque passer pour une anticipation des théories de la décroissance.
On aura compris aussi que l'effort de devoir toujours lire en filigrane, de faire le tri entre quelques considérations vraiment intéressantes (par nécessairement sur la condition du chômeur intellectuel, d'ailleurs), des opinions politiques obsolètes car liées aux contingences de l'actualité de l'époque, et une grande masse de pièces de florilège authentiquement futiles, le tout dans une succession imprévisible, m'a fatigué, lassé, ennuyé. Pourtant la lecture au second degré devrait en appeler à l'indulgence... Mais la frustration est parfois aussi la mère de la mégalomanie. Et c'est agaçant.
Citations :
« Le bénéfice le plus certain de mon état, c'est que je me vois contraint de toucher tous les jours les limites du domaine culturel : et là seulement paraissent les absurdités sur lesquelles nous vivons depuis des siècles, dans un accord peut-être excessivement tacite. » (p. 30)
« […] il est très difficile d'aimer des hommes qui ne nous sont rien, qui ne nous demandent rien, qui peut-être ne voudraient pas même de notre aide, - (nous égale les intellectuels bourgeois). […] Par contre, il est très facile de haïr et de condamner un certain ordre de choses qui nous vexe et dont nous souffrons. Et il est très tentant d'appeler cette haine amour du peuple... » (p. 49)
« Le loisir n'est pas simplement la cessation du travail pour un repos nécessaire. Il se définit psychologiquement non par rapport au travail, mais par rapport à la sécurité matérielle qu'assurent soit le travail, soit la fortune, soit, dans mon cas particulier, l'amitié. Un chômeur intellectuel peut encore travailler – et c'est ce qui le différencie profondément d'un chômeur industriel, par exemple – mais il ne connaît plus de vrais loisirs. » (p. 59)
« Déclassé. - L'intellectuel l'est toujours. C'est qu'il est d'une classe particulière, dispersée comme les Juifs le sont chez les Gentils. Pourquoi ne l'ai-je compris vraiment qu'à la faveur de ce chômage ? C'est qu'il m'a fallu m'éloigner de cette ambiance bourgeoise où l'on a convenu de cacher cela – de cacher ce fait que l'intellectuel en tant que tel est un hors-classe, un être à part, auquel on ne croit pas. (D'où sans doute l'angoisse qui pousse tant d'écrivains à gagner de l'argent, à entrer à l'Académie, voire à jouer un rôle politique : pour faire figure, pour acquérir une situation bien définie dans le corps social.) Nous sommes méprisés dans la mesure où nous sommes intellectuels, et acceptés – ou utilisés – dans la mesure où nous réussissons à nous faire passer pour des bourgeois ou des défenseurs du prolétariat. » (p. 184)
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