La fabrication de l'ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi / Conesa Pierre. – Paris : éditions Robert Laffont, 2011. – 364 p. – Coll. Le monde comme il va. – ISBN 9-782221-126783
Lecture « civique » et cadeau de Noël, j'ai pris le temps de lire ce livre immédiatement. Le nom de l'auteur ne me disait rien, mais je trouvais le titre très prometteur, y voyant posée d'emblée l'idée qu'il n'y a pas d'ennemi « naturel » et que le recours aux armes n'est rendu acceptable pour une population (ou une fraction d'une population) que par une sorte de préparation psychologique. Le propos me semblait aussi suffisamment développé. J'avoue qu'il m'est arrivé plusieurs fois, récemment, de dédaigner des livres sur des thèmes qui m'intéressaient vivement parce que ces livres étaient imprimés en gros caractères et/ou ne comptaient qu'un petit nombre de pages. Après lecture, je considère ce livre comme intellectuellement stimulant, j'adhère à certaines affirmations ou critiques de l'auteur, mais en cours de lecture, j'ai quand même été parfois déçu ou agacé.
J'ai été agacé par des négligences dont la première est celle-ci : après avoir affirmé « La violence subie renforce la cohésion du groupe », l'auteur en donne comme premier exemple « Les bombardements massifs sur les villes allemandes … semblent surtout avoir eu pour conséquence de souder autour du régime nazi la population. » Il ajoute ensuite « On retrouve la même réaction chez les Pakistanais actuels. Selon un sondage récent 65% de la population souhaite le retrait des troupes américaines et 25% seulement pensent que leur pays pâtirait d'un retour des talibans. » J'ai d'abord cru que l'auteur avait écrit par mégarde Pakistanais au lieu d'Afghans, car je ne voyais pas comment les expressions « retrait des troupes américaines » et « retour des talibans » auraient pu s'appliquer au Pakistan (alors qu'elle s'appliqueraient très bien à l'Aghanistan). En recherchant sur Internet, j'ai trouvé qu'il s'agissait bien d'un sondage effectué auprès de Pakistanais. Mais sur le site que j'ai consulté la formulation du résultat était différente : « 84% des Pakistanais voient la présence américaine en Asie comme une menace pour le Pakistan, par rapport à environ 62% pour Al-Qaida et environ 50% pour les talibans. » Formulée ainsi, la réaction des Pakistanais est difficilement comparable avec celle de la population allemande soumise aux bombardements alliés.
La seconde négligence est celle-là : pour évoquer les milices para-militaires hutues au Rwanda, l'auteur les désigne au moins deux fois du nom d'« Interhamwe » avant de les désigner enfin correctement du nom d'« Interrahamwe ». Peccadilles ? J'ai du mal à passer ces négligences à quelqu'un qui traite d'un sujet aussi grave que la guerre.
Autre reproche. Michel Wiewiorka l'écrit dans sa préface, « La plume de Pierre Conesa est alerte, et même corrosive, trempée dans le vitriol ... » Il m'est arrivé, je l'avoue, de trouver ce genre de ton jubilatoire. Mais je l'ai ressenti comme inapproprié de la part de quelqu'un ayant fait carrière comme haut fonctionnaire au ministère de la Défense.
J'ai aussi été déçu de constater que les propos de l'auteur ne se rapportent qu'à la période contemporaine, que « son essai n'est pas une thèse universitaire » comme l'indique Michel Wiewiorka, qui décrit ainsi la méthode d'exposition de Pierre Conesa : « De façon systématique, il met en avant idées, remarques, constats précis qu'il illustre à chaque fois par un ou quelques exemples concrets, jamais en plus de quelques lignes, et sans renvoyer à de trop nombreuses références... » Et si Michel Wiewiorka se dit « comme emporté par la puissance de cette méthode, qui chez d'autres auteurs risquerait de passer pour pointilliste ou superficielle », moi, elle me laisse sur ma faim.
Je ne vais pas essayer de résumer avec précision le discours de l'auteur, d'autant que je me demande aujourd'hui si un résumé trop détaillé, même dans le cas d'un ouvrage documentaire, ne crée pas une sorte d'effet de « spoil » (c'est peut-être un débat à ouvrir avec les Agoriens, et ce serait aussi une occasion de faire vivre le forum Papotage, n'est-ce pas Maroni ? n'est-ce pas Apo ? J'avoue à ma honte que jusqu'à présent je ne pensais jamais à aller voir ce qu'il s'y dit).
La division de premier niveau du livre était prometteuse, même si le contenu n'est pas complètement à la hauteur de cette promesse : entre l'introduction et la conclusion prennent place 3 « livres » : Qu'est-ce qu'un ennemi ?, Les figures de l'ennemi : essai de typologie, La déconstruction de l'ennemi.
Le livre 1, « Qu'est-ce qu'un ennemi ? », est celui qui mérite le plus le reproche de pointillisme et de superficialité, malgré des assertions et des critiques séduisantes, comme celle-ci : « ...l'ennemi est un choix politique. L'Iran est bien moins proliférant et terroriste que ne l'est le Pakistan, puissance nucléaire et siège de multiples madrasas par lesquelles passent les terroristes les plus actifs, mais Washington a unilatéralement choisi le Pakistan. De même, l'Iran est bien moins islamiste que l'Arabie saoudite qui envoie ses prédicateurs wahhabites en Occident, mais qui, en revanche, est un allié. »
Le chapitre le plus intéressant de ce livre 1 est celui qui est consacré à l'inventaire des « marqueurs d'ennemis » et à la description de certains de leurs procédés : « Pour comprendre l'état d'une opinion belliciste, il faut prendre en compte d'abord les institutions publiques spécialisées, système composite dans lequel se mélangent organismes militaires, policiers, services de renseignement, organes administratifs et think tanks. Mais il faut aussi étudier les « marqueurs d'ennemis » qui se consacrent plus particulièrement à l'analyse des rapports de la collectivité avec l'Autre : intellectuels, médias, journalistes, enseignants, universitaires et intellectuels [déjà cités, encore une négligence], géographes, explorateurs... »
Le livre 2 est consacré à une typologie qui est autant celle des motifs de guerre que celle des « figures de l'ennemi » : conflits de frontières, rivalités de grandes puissances, guerres civiles, ennemi caché (révélé au moyen d'une théorie du complot), conflits idéocratiques, ennemi conceptuel, ennemi médiatique. Un paragraphe d'introduction précise : « Aucun des modèles développés ici n'est totalement pur, un ennemi est souvent un mélange de plusieurs catégories, mâtiné de plusieurs ingrédients... » Voici quelques citations.
A propos de la théorie du complot : « La théorie du complot a connu sa phase paroxystique dans le délire antisémite, mais elle est bien plus que cela. Elle est une véritable clef d'explication du monde et de fabrication d'ennemis toujours renouvelée … Elle est à la base des radicalismes religieux actuels qui réécrivent l'histoire comme un complot enfin dévoilé … La théorie du complot fait parfois de l'autoallumage … Est ainsi dressé un constat d'antisémitisme à l'encontre de toute critique adressée à la politique de Tel Aviv. Quand la critique émane de penseurs juifs, a été inventée la notion de « haine de soi », vieux principe aristotélicien de remise en cause de l'interlocuteur pour ne pas avoir à examiner la critique. »
A propos des conflits idéocratiques : « Les idéologies totalitaires laïques ont disparu avec la fin du communisme. La guerre idéologique prend aujourd'hui la forme du conflit religieux … Dans le monde arabo-musulman, le discrédit des régimes autoritaires a emporté avec lui les valeurs de la modernité … En Israël aujourd'hui, la continuation de la colonisation est le fait de radicaux juifs … Même l'Inde avec le B.J.P. et le R.S.S. et la Chine avec la secte Fan Lun Gong sont concernées par ce bouillonnement religieux. La religion, dans nombre d'endroits du monde, est devenue un principe substitutif du politique. »
Le livre 3, « La déconstruction de l'ennemi », ne contient malheureusement pas de recette pour ce faire. C'est simplement l'évocation de sorties de guerre contemporaines, de leur difficulté, de phénomènes récents comme les tribunaux temporaires ou les tribunaux permanents du type de la Cour pénale internationale.
Les premiers mots de la conclusion sont les suivants : « Pour toutes les raisons avancées dans ce livre, la fabrication de l'ennemi, dans les décennies à venir, sera encore un gros secteur de production. » Plus loin, l'auteur écrit : « … l'incroyable capacité des anciennes victimes à devenir des bourreaux permet de bien augurer de l'avenir de l'espèce humaine. » Mais il ajoute aussi : « … le rôle des leaders politiques dans les mécanismes de déconstruction est essentiel. De Gaulle et Adenauer, Willy Brandt s'agenouillant devant les ruines du ghetto de Varsovie, Gorbatchev puis Poutine ouvrant les archives soviétiques après avoir reconnu le massacre de Katyn, Nelson Mandela renonçant à la vengeance contre les responsables de l'Apartheid, le pape Jean-Paul II demandant pardon en 2003 à Banja Luka ont montré que certains ressorts traditionnels des conflits pouvaient s'estomper avec la reconnaissance de responsabilités. Réduire les causes de conflit suppose des leaders politiques de qualité qui acceptent de renoncer au capital politique qu'un discours belliciste peut apporter. Il y faut aussi une collaboration des élites civiles et militaires qui, en tant que producteurs de mythes, peuvent contribuer à changer les mentalités. Cette réflexion sur les mécanismes de construction de l'ennemi ne doit pas laisser penser que toute menace est une construction. Il restera toujours à la surface de la planète des Kim Jong Il et des Saddam Hussein, ou des George Bush et des Tony Blair. »
Il est juste que ma conclusion personnelle par rapport à cette lecture soit une note positive. Depuis la chute du mur de Berlin et l'adoption par les pays de l'ancienne U.R.S.S. du libéralisme économique, je me demandais avec étonnement comment il se faisait que les Etats-Unis et l'Europe ne traitaient pas la Russie en partenaire, comme n'importe quel autre état d'Eurasie. Poutine n'est certainement pas un petit saint, mais le roi Abdallah l'était-il ? Pierre Conesa le fait remarquer, l'OTAN est la seule alliance militaire qui subsiste dans un monde qui n'est plus bipolaire.
J'ai trouvé la réponse dans ce livre. Si, pendant la période communiste, les Etats-Unis et ses alliés pratiquaient à l'encontre de l'U.R.S.S. une politique de containment, c'est-à-dire veillaient à ce que sa zone d'influence ne s'étende pas, ils ont mis en place après la chute du mur une politique de roll-back, c'est-à-dire de réduction de sa zone d'influence. Pierre Conesa ne l'indique dans son livre qu'en passant, mais cela m'a sauté aux yeux dans la mesure où je me posais la question.
Post scriptum : J'ai consacré un peu de temps récemment au genre du « mot d'esprit », et en particulier à ceux d'un homme de lettres suisse de langue française, Jules (ou Jean-Antoine) Petit-Senn. Je vais en adopter comme signature, en en changeant régulièrement. Commençons par le suivant, pour me moquer un peu de moi-même, car « Bienheureux celui qui sait rire de lui-même, il n'a pas fini de s'amuser. » (Joseph Folliet)
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