[Le couloir des exilés - Etre étranger dans un monde commun | Michel Agier]
Sous l'impulsion de l'actualité et d'une requête amicale d'écrire un texte sur les raisons des réticences françaises (et européennes) à accueillir les réfugiés syriens, j'ai cherché une assise philosophique du concept d'exil, que j'ai trouvée chez Michel Agier, anthropologue de la ville et des lieux d'asile.
L'angle d'attaque est aussi déroutant que fulgurant :
« […] "l'étranger" est toujours et seulement
d'ici. Car chez lui, là-bas, il n'est pas étranger. […] Ici je décide (ou non) de le voir, lui qui est là, selon un présupposé d'égalité entre humains, de l'accueillir, ou alors de le regarder de plus loin, comme "radicalement" étranger, et le tenir à distance voire, s'il insiste, le "reconduire à la frontière"... Mais n'est-ce pas parce qu'il m'est toujours déjà
ex-posé, dans un lieu à part, séparé, étrange, emmuré, souillé (un taudis, un camp, un
check point, éventuellement mobile marquant la frontière autour de lui, une "jungle", un ghetto) que je le prends
de toute évidence pour étranger ? L'espace autre, hétérotopique, est le miroir déformé de l'espace propre, celui-ci engendre celui-là. » (p. 10).
Ce qui fait l'étranger n'est donc pas une identité mais un lieu, matériel et symbolique. Et d'autre part, dans la même conception du lieu (du
non-lieu) mais en empruntant la perspective de l'étranger, l'exil n'est pas le départ, ni le voyage.
« L'exil naît lorsque manque une place dans un monde commun – ou que l'on a cru commun d'abord, et cette croyance a rendu le départ pensable. Il est un exil intérieur lorsque ce chemin prend l'apparence d'un dehors dans ce monde même. Il faut une fiction d'extraterritorialité pour que, dans la somme de ces espaces où la vie biologique continue (
la vie nue), les histoires individuelles, elles (la vie sociale, la biographie de chacun), soient stoppées. […] Ni ici ni là, les "enfermés dehors" – ceux dont a parlé Michel Foucault, pressés dans les
boat people (des camps de réfugiés errant en pleine mer) – sont des mis à l'écart dedans. La "chose" extraterritoriale n'a pas de définition intrinsèque, seule une décision juridique ou rhétorique la fait exister par la parole ou le décret […]
[… par ex. en France] la nouvelle proposition de loi présentée devant le Parlement en septembre 2010 et relative "à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité" (la cinquième en sept ans) prévoit de créer automatiquement la "zone d'attente" en tout lieu, quel qu'il soit (une plage, un sentier de montagne...), où l'étranger indésirable pose le pied sur le sol français afin de le considérer juridiquement en dehors du territoire national. Selon ce principe d'exception, où qu'il aille, le corps de l'étranger s'entoure d'un "lieu" qui se déplace avec lui, hors de tous les lieux. […]
Mettre à l'écart (dehors) et tenir sous contrôle (dedans) : ces deux poussées en sens contraire produisent des vides, des interstices, des situations liminaires, des exceptions et suspensions du temps, comme un ligne de frontière (
border line) qui s'élargirait indéfiniment. Ce temps suspendu en régime extraterritorial informe le voyageur qu'il n'y a pas d'arrivée pour lui. » (p. 22-23).
Dans le chapitre « Louons maintenant les exilés », l'histoire du renversement de la réception des étrangers en Europe est retracée. De la figure exaltée de l'exilé du XIXe siècle, en passant par James Joyce qui « a choisi l'exil pour stimuler sa vocation artistique » et d'autres grand intellectuels exilés tels Edward Saïd et Nuruddin Farah porteurs de leur réflexion propre sur l'exil, on passe à la Convention de Genève de 1951 dans laquelle le statut de réfugié et le droit d'asile sont inscrits, mais hélas dans le contexte de la guerre froide : à la chute du Mur de Berlin, des milliers de kilomètres de murs d'endiguement des migrants ont été érigés. Dans les années 70, les derniers épisodes de réception accueillante : les
boat people, les Chiliens, les Argentins. D'ailleurs, « jusque dans les années 1970, les personnes étaient nombreuses qui auraient pu demander l'asile pour cause de persécutions, de guerre ou de craintes de violences […] mais elles n'utilisaient pas ce recours, tout simplement parce que […] les migrants trouvaient une reconnaissance et une place sociale comme travailleurs immigrés. » (p. 40).
« Les années 1980 et 1990 ont été les années de la découverte sidérée des très grands "déplacements de populations" et des camps africains : foules massives, tout à la fois ethnicisées et dépersonnalisées, marchant le long des routes, recevant au passage des frontières l'attribution collective du statut de réfugié, s'entassant dans d'immenses camps de fortune – lieux de protection en urgence contre la guerre, mais aussi lieux de propagation des épidémies et de nouvelles violences. Dans cette temporalité-là, les solidarités politiques ont cédé la place aux inquiétudes diffuses suscitées par les images de masses en mouvement, africaines et orientales, d'individus en errance, effrayés, d'anonymes "victimes" tout autant perçues comme des surnuméraires indésirables. Les urgences de la gestion biopolitique des masses déplacées ont pris le dessus sur les questionnements existentiels, moraux ou politiques posés par la perte de lieu et la place de l'exilé. » (p. 37-38)
L'exil devient un «
dernier recours », et à son tout une « peau de chagrin », l'acceptation des demandes d'asile passant en Europe de 85% au début des années 1990 à plus de 85% de refus au milieu des années 2000, certains pays, comme la Grèce où, par effet de Dublin 2, sont renvoyés presque tous les réfugiés provenant du Sud-Est, approchant maintenant du 0% d'acceptation. (p. 41)
Les deux chapitres suivants : « Les camps, ou la frontière infranchissable », et « Campements, squats, ghettos. La marge comme refuge », utilisent le terme «
encampement » pour regrouper de manière générique ces lieux partiellement exclus du territoire et de la temporalité, ces «
ban-lieux », « lieux de la mise au ban de l'abandonné » (Giorgio Agamben), qui, selon le Rapport du Programme des Nations unies pour l'Habitat (2003), représentent le tiers de la population urbaine mondiale et 78,2% de celle des pays les moins développés : 921 millions d'habitants des 250 mille bidonvilles de la planète. 50 millions de « victimes de déplacements forcés » auxquelles s'ajoutent 100 millions de personnes « chassées de chez elles par des spoliations massives de terres en vue de la réalisation de […] grands travaux d'infrastructures [(données de la Banque mondiale)] […]. Les prévisions de déplacements en réaction aux changements climatiques, aux chaos politiques et aux crises économiques en cours et à venir évoquent un milliard de "personnes en déplacement" dans les 40 années à venir... » (p. 81)
Le dernier chapitre s'intitule « L'étranger, le monde et nous. Vers une cosmopolitique de l'hospitalité », et il prend comme point de départ la nécessité de repenser le « monde commun » - expression de Hannah Arendt qui désigne « l'espace où se relient les humains entre eux » dans une « mutuelle intelligibilité ». Michel Agier parle de « mondialisation humaine » en devenir, « après les mondialisations des capitaux, des marchandises et des images » ; il évoque également le besoin d'une nouvelle « anthropologie des mobilités » (p. 95).
Ce chapitre m'a moins marqué que le reste : je me permets donc de proposer ma propre conclusion, dont j'ai la prétention de penser qu'elle serait entièrement acceptée comme telle par l'auteur. Nous avons transformé, dans notre esprit, l'asile de droit au refuge en peine de réclusion, l'exilé de héros en « surnuméraire indésirable ». Mais c'est encore Hannah Arendt qui nous met en garde : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. » (cit. p. 46).
Le pire n'est donc pas nécessairement pour les Syriens, les Afghans, les Somaliens...
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