Il se trouve que «
tercüman », l'un des substantifs du turc pour indiquer le traducteur, qui a donné en anglais «
dragoman », en français « truchement », et qui entretient des liens de fraternité avec le mot équivalent dans une douzaine de langues : «
mutarjim » en arabe, «
metargem » en hébreux, «
motarjem » en perse, «
tarjomân » en dari, «
таржимон » en ouzbek, «
tǝrcümǝçi » en azerbaïdjanais, etc. etc., est l'un des mots quasi inaltérés les plus anciens du monde, puisqu'il remonte à l'akkadien «
targumannu » attesté en Mésopotamie au IIIe millénaire avant J.-Ch. Un mot de cinq mille ans. Si nous refusons le mythe biblique hautement improbable d'une langue antébabélienne unique, il est légitime de penser qu'il se réfère, entre les quelques siècles de la traduction écrite et les nombreux millénaires de l'interprétariat oral, à l'une des activités humaines les plus archaïques en absolu, dont le contenu a si peu voire pas du tout évolué.
Au cours de e laps de temps, nombreuses sont les pensées que l'on en a conçues, y compris les concepts courants des études traductologiques qui, à l'évidence, souvent « ne sont que des extensions métaphoriques - des élaborations de la métaphore implicite dans la formation étymologique du mot "traduction" lui-même. » (p. 41)
Dès lors, que faire de l'héritage intellectuel de l'auteur, traducteur du français (notamment de Perec) et professeur de traduction de son état, succédant à un certain Roy Harris qui « avait refusé d'ouvrir un séminaire sur la traduction sous prétexte qu'il ne savait pas ce que [elle] pouvait bien être » ? (p. 11)
Voilà donc 360 pages sur une fonction cérébrale, une activité intellectuelle, une pratique sociale, une nécessité juridique, une production artistique aussi vieille que la maîtrise du feu (grosso modo) pour démonter qu'il est insensé de la définir, et que presque tout ce que nous en savons - d'elle, des langues, de la linguistique voire de la sociolinguistique et de bon nombre de disciplines afférentes - est faux, ou inutile, ou peu pertinent, en tout cas incapable de résister à la preuve du contraire. Une véritable maïeutique socratique. Et cet exposé n'est aucunement une démonstration scientifique ou académique structurée, annotée, référencée, inattaquable, mais une succession d'anecdotes, d'exemples, de citations, de préciosités très doctes et de facéties subtiles et légèrement humoristiques où s'alternent les bédés d'Asterix et le procès de Nuremberg, le «
jazzercise » à traduire en araméen et le film
Avatar, sans oublier la Grande Escroquerie du Lexique Étendu Esquimau (G.E.L.É.E) (les Esquimaux ont une centaine de mots pour dire « neige ») ni la genèse du «
traduttore, traditore ».
À s'en tenir au premier degré de lecture, le livre n'est que ça, une série d'anecdotes regroupées un peu arbitrairement sous des titres amusants, au cours de laquelle on se demande souvent où l'auteur veut bien en venir. Mais bon, chacun le sait bien, les degrés de lecture sont multiples... à l'instar des étapes de la prise de conscience du « je sais que je ne sais rien » (que Bellos a l'humilité de ne pas citer, Socrate ne figurant même pas dans son index, ce qui m'épargne le labeur de transcrire la phrase grecque toute en symboles insérés un à un...).
Correction : vers la p. 320 certaines « vérités » commencent à nous être soumises sub specie de « Ce que font les traducteurs » ; et progressivement, une nouvelle métaphore voit le jour, non dépourvue d'un fond socratique évident :
« les traducteurs, eux, sont en quelque sorte des marieurs d'un genre particulier. Mais il serait trop simple de parler d'union du fond et de la forme. C'est comme quand nous devons établir une correspondance entre des visages et des portraits : nous nous fondons sur de multiples dimensions et qualités pour juger s'il y a eu, oui ou non, traduction.
[…]
Les traducteurs exercent cette capacité, le PMS ou
pattern-matching-skill, dans les domaines spécifiques de l'expression orale et écrite en langue étrangère. » (p. 344)
Comment ne pourrais-je pas adorer un tel livre, d'autant plus que son incipit cite Douglas Hofstadter et que son excipit est l'exhortation : « Il faut traduire. Encore et toujours plus. On ne le fera jamais assez. »
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