Je supposais que la thérapeutique de Tobie Nathan pouvait être âprement contestée sur la base de la scientificité à laquelle aspire la psychologie occidentale et en général de la prétention universaliste de certaines de nos croyances ethnocentristes ayant accédé au rang de dogmes, à l'instar des Droits de l'Homme. Les esprits, les amulettes, les sacrifices... ont des relents de sorcellerie ; et cette dernière a fait l'objet de persécutions durant des siècles, chez nous. Mais j'ignorais qu'il avait été la cible d'un feu croisé d'injures et d'invectives provenant des psychanalystes ainsi que des ténors des sacro-saints principes de l'intégration des migrants à la française, républicaine et laïque entendue comme athée : provenant en vérité, des nombreux « gardiens de la bien-pensence »...
Catherine Clément, comme Nathan juive, psychanalysée, rompue à la pensée de Lévi-Strauss et de Lacan, auteure d'ouvrages remarquables sur la transe et la syncope, et surtout assidue des univers polythéistes et comblés de gourous et de guérisseurs que sont l'Inde et le Sénégal, entreprend de dialoguer avec Nathan, de voir de près ce drôle de provocateur, éventuellement de le ramener à des propos plus conciliants sur la psychanalyse, sur la République, sur les dieux (ou son non-Dieu) et sur l’État d'Israël...
L'ouvrage, après une présentation réciproque des deux personnages, se présente comme un dialogue qui n'est pas sans rappeler ceux de Platon, où « la sorcière et le gourou », après avoir posé les balises de leur vaste champ culturel partagé, à commencer par leurs ascendances, commencent à croiser le fer à bâtons rompus, de sorte que même la division en chapitres semble peu significative. Nathan est à la fois plus loquace (c'est lui l'interviewé, en quelque sorte) et plus pugnace, voire agitateur. Les détracteurs de la psychanalyse peuvent se délecter des arguments de cet apostat : quoique Clément, tout en affirmant que la psychanalyse l'a réparée des dégâts de la guerre et de la déportation de ses grands-parents, ait aussi ses griefs surtout à l'égard des « Enfants de Freud ». Les deux ont l'avantage sur d'autres critiques « à la mode » de parler en précise connaissance de cause, c'est-à-dire de l'intérieur...
Pour ma part, c'est le thème de « L'intégration en France » qui m'a passionné le plus. Ainsi Nathan la situe-t-il :
« Mais les plus grosses difficultés des étrangers arrivent lorsqu'ils se rendent compte que la France déclare explicitement : les enfants des étrangers nous appartiennent. […]
Un jour ou l'autre, le fils dira à son père : "J'appartiens à une autre communauté que la tienne. J'ai d'autres référents que les tiens, tu n'es pas au-dessus de moi, tu n'as pas de conseils à me donner." » (p. 138).
Ou bien, en examinant le cas d'un enfant soustrait à l'autorité et à la garde parentale pour maltraitance physique :
« L'énoncé normatif du type : "Tu bats ton enfant, et tu n'en as pas le droit parce que la loi, en France, interdit qu'on batte ses enfants...", tu es certain par avance que cet énoncé 1) ne sera pas efficace ; 2) va briser la famille et 3) in fine desservira l'enfant. L'implicite de mon intervention était le suivant : si tu bats ton enfant et que ça t'amène devant le juge, c'est qu'il y a une histoire dans la famille bien plus ancienne, qui a rapport aux relations entre les générations. Réfère-toi à tes aînés pour comprendre ce qui t'arrive. » (p. 147).
Ici, il y a la phrase cause de tous les vitupères et controverses :
« Dans les sociétés à forte émigration, il faut favoriser les ghettos – oui, je le dis haut et clair : favoriser les ghettos afin de ne jamais contraindre une famille à abandonner son système culturel » (cit. p. 149), où il question aussi du ghetto de Venise au XIVe s., le Ghetto, synonyme de « refuge » et fermé de l'intérieur...
Autre conclusion intéressante, à laquelle les deux 'dialoguants' parviennent ensemble, est que « la désaffection de l’Église catholique en France produit chez tous, qu'ils soient catholiques de naissance ou pas, une vague de moralisme délateur. » (p. 212), moralisme qui se manifeste par exemple dans la condamnation de l'excision et, j'ajoute, de celle d'un spectre de plus en plus vaste de pratiques de la religion islamique qui gênent la société française, sans doute à cause de « l'installation de ce que Foucault a fort bien repéré : "la passion de surveiller et de contrôler". » (p. 144).
Suivent de nombreux chapitres qui ont pour but de clarifier les positions de Nathan sur les « êtres » et les « choses », « l'écologie des dieux », les fétiches, les « substances », la vie et la mort des dieux, leur cohabitation dans la multiplicité sur des territoires de frontière ou sur un même territoire pluriethnique, en fait ce qui est appelé de façon suggestive « la géopolitique des êtres ». Peut-être parce que je commence à connaître la « démonologie » de Nathan, peut-être parce que dans cette partie le dialogue a perdu son caractère de duel, Catherine Clément apportant plutôt des pierres au même édifice, ces pages ont moins retenu mon attention.
La conclusion reprend de l'intérêt, dans la mesure où il s'agit d'un « plan de paix pour Israël » et que, là où Clément déplore que ce pays ne soit pas laïque, Nathan invite à prêter l'attention méritée à l' « apparition » de nouveaux dieux, des dieux de cohabitation et de traduction, sans doute déjà connus des guérisseurs juifs et palestiniens, qui devraient intervenir dans les négociations en vue d'apaiser une guerre qui s'avère de plus en plus être la guerre non pas entre deux peuples mais entre deux divinités qui prétendent être mutuellement exclusives. Mais il faut savoir que la paix est fragile.
Ainsi en France, qui « vit un état de guerre civile larvé, silencieux, dans lequel les puissants misent sur la disparition naturelle des opposants qu'on désigne comme "ennemis de la République". Les mômes des banlieues ont de vraies revendications ; ils veulent être reconnus dans ce qu'ils sont, ne pas être obligés de changer de nature pour avoir une chance infime de tracer leur chemin. » (T.N., p. 342)
J'aime les dialogues. Cette lecture a été par moments une jubilation.
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