Maître Corbeau, en sa chair, transpercée.
L’« Orenda », la force vitale qui constitue et relie toutes choses dans le grand cercle du monde forme la vision mystique des Algonquins avant la venue du « peuple de fer » soit les Français et ses missionnaires jésuites, au XVIIe siècle. Christophe, grand Breton porté par la foi en son Dieu, part à l’encontre des Hurons, les mains dans les poches de sa soutane et le bréviaire aux lèvres. Jugé inapte à survivre dans la nature par Oiseau, un chef Huron, Corbeau (le jésuite drapé de noir) est à la traîne du groupe d’Indiens pourchassé par leurs ennemis héréditaires, les Iroquois. Corbeau porte Chutes-de-Neige, une jeune Iroquoise rescapée du massacre de sa famille orchestré par Oiseau et Renard, l’ami fidèle. Les poursuivants ont des chiens pisteurs. Les Hurons jaugent leurs chances de survie dérisoires mais la neige peut tomber, brouiller les pistes et leur campement est presque accessible. A tour de rôle, les voix des trois protagonistes expriment leurs pensées et leurs visions. Sans cesse, les comportements sont mal interprétés. Corbeau devrait mourir mais sa résistance physique exceptionnelle suscite une forme d’admiration chez les Hurons et puis le jésuite baragouine leur langue, à leur plus grand amusement car il anone comme un enfant. Sa foi n’est pas sans intriguer Oiseau qui pressent sans savoir l’exprimer que son monde est en bascule : « De sa main droite, il fait ce geste auquel je me suis habitué: il se touche le front, puis la poitrine et enfin les épaules à gauche et à droite. On se demandait s'il ne nous jetait pas un sort mais pour autant que je le sache, et bien qu'il prétende que cela soit destiné à le protéger, je crois qu'il s'agit surtout d'un tic nerveux ». Lorsque Christophe revient enfin à Québec après un an d’enfer, sur le Saint-Laurent, [Kébec, en algonquin signifiant « là où le fleuve se rétrécit »], le jésuite accompagné d’une délégation huronne espère s’être échappé des mâchoires de la mort : « … j’ai l’impression d’être un cadavre » mais quand le gouverneur de la Nouvelle-France Samuel de Champlain lui demande de repartir avec les Indiens pour raisons diplomatiques, politiques et religieuses, Christophe : « A l’idée de retourner dans ces terribles contrées, je me sens prêt de pleurer » reprend son chemin de croix accompagné par deux autres pères jésuites, Isaac et Gabriel. Christophe n’a peut-être pas tort d’appréhender les tortures à venir car l’enfer c’est aussi les autres, Iroquois en tête, grands maîtres du dépeçage à petit feu.
La force brute du roman de Joseph Boyden réside dans la polyphonie incarnée en trois voix et autant de regards qui interprètent les événements selon des centres d’intérêt forcément et parfois férocement différents. Ils donnent à vivre au lecteur l’avancée d’hommes courageux pris aux rets d’une destinée qui les transcende. Si la foi de charbonnier de Christophe peut irriter quand le jésuite cherche à imposer ses croyances aux Indiens, le lecteur ne peut qu’admirer sa force, sa science et son courage. De même, alors que le lecteur approche les Hurons de l’intérieur, il ne peut que les comprendre. L’auteur canadien, magnifique démiurge, ressuscite tout un pan de l’histoire de son pays-continent en donnant la voix à de grands hommes engloutis dans la mort et l’oubli. Le père Christophe est le quasi homonyme phonétique du père Brébeuf, torturé à mort par les Iroquois le 16 mars 1649. Alors que Joseph Boyden renoue les liens nourriciers de son passé, il apporte une cohérence remarquable à son œuvre romanesque. Auteur habité et exigeant, il a aussi su dire non à l’argent et aux mirages hollywoodiens avec la proposition d’achat des droits d’adaptation de son roman par Kevin Costner.
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