Cet essai extrêmement dense, érudit et plutôt difficile d'accès, a pour thème la position absolument centrale de le femme dans la dialectique entre islam et modernité-laïcité dans la Turquie du XXe siècle. Le voile est pris comme emblème de cette dialectique, et l'apparition, à partir des années 80, d'un nouveau type sociologique de femme voilée, islamiste et moderne à la fois (possible ou impossible synthèse ?), est prise en compte. Il faut préciser que la première publication de l'ouvrage remonte à 1991 (1993 pour la 1ère éd. Française) et que l'avant-propos ainsi que la postface de 2003 ne considèrent pas l'évolution récente de cette problématique, nécessairement influencée au plus haut point par l'accession au pouvoir, ininterrompue depuis novembre 2002, du parti islamico-conservateur-libéral.
Le discours s'articule dans les parties suivantes :
0. Introduction : « L'Orient et l'Occident » - En considérant très opportunément cette dichotomie comme étant en réalité une dialectique entre quatre paramètres, compte tenu des représentations réciproques respectives, le cadre est posé dès le début de la confrontation assez particulière (ni coloniale ni extra-européenne à l'époque) de l'Empire ottoman avec la modernité (période des Tanzimat, 1839-1876), ainsi que de l'incompatibilité de celle-ci avec l'identité musulmane émanant de la tradition. L'affrontement découle du choix entre deux sociétés au sein desquelles la place de la femme est incompatible : ségrégation sexuelle et relégation dans la sphère de l'intime (mahrem) d'une part, mixité dans l'espace public de l'autre.
1. « La femme, pierre de touche de l'occidentalisation » - Cette incompatibilité étant posée, la période des Réformes est marquée par une multiplicité de positions différentes tendant à chercher un équilibre entre l'aspiration au progrès et l'héritage culturel et religieux. Naturellement, la conception même de l'occidentalisation est mise en cause ainsi que la place de la femme dans une société à imaginer, processus dans lequel interviennent aussi certaines personnalités intellectuelles féminines qui, du seul fait de leur prise de position, bouleversent déjà les frontières entre privé et public (mahrem/namahrem).
Dans la période de la Deuxième Constitution (1908-1919), trois courants de pensée se profilent qui ont chacun sa vision sociétale : islamiste, occidentaliste et turquiste. Les auteur-e-s représentant ce débat témoignent tous de la centralité de la question qui nous concerne, et certains font preuve d'un sentiment égalitariste qui ne se retrouvera plus ensuite... En même temps, du côté de la praxis, les avancements se poursuivent avec la mixité des cours universitaires (déjà!) et des organisations féminines dans le cadre associatif, alors que par ailleurs la ségrégation de l'espace public subsiste. À noter que le gouvernement Jeune-turc semble marquer un recul par rapport à l'émancipation vécue sous Abdülhamit.
Du côté littéraire et intellectuel, c'est déjà à cette époque-là que surgissent les premières critiques contre une occidentalisation qui est jugée superficielle (« snobisme à la franga ») et signe d'un clivage de classe ; l'occidentalisme élitiste et cosmopolite ottoman est opposé à une « authenticité anatolienne » prônée par le nouveau nationalisme, y compris celui de la première féministe républicaine : Halide Edip Adivar qui annonce la femme kémaliste.
2. « Le kémalisme, un projet de civilisation » - Malgré les critiques intellectuelles, le politique choisit et impose une forme de modernisation (parmi toutes les autres possibles) qui intégrera les contradictions contenues dans la dichotomie conceptuelle occidentale : « civilisation » vs. « Kultur ». Du premier concept, le kémalisme retirera, avec une rare violence totalitaire, tous les aspects de la « vie privée » - modes de vie, musique, mode vestimentaire, plage, danse, lieux et formes de loisirs – visant à la suppression du mahrem et de l'influence du clergé ; d'autre part, par le truchement d'une nouvelle élite bureaucratique face au Sérail, il favorise le nationalisme anatolien (Kultur) contre le cosmopolitisme ottoman, un nationalisme fondé au demeurant sur une identité turque largement imaginaire.
« Mais définir l'idéal de civilisation comme une occidentalisation alors que l'idéologie populiste se cherche des racines anatoliennes, c'est créer un conflit potentiel » (p. 59). En effet, au-delà de l'imaginaire, ces racines se composent essentiellement de l'héritage traditionnel religieux. [Voici pourquoi ce qui règne aujourd'hui, après 90 ans de modernisme autoritaire et trois coups d'Etat militaires (sinon 4), ce sont deux sous-produits involontaires du kémalisme : le mouvement islamiste actuellement au pouvoir et une idéologie nationaliste d'extrême droite. Ça, c'est moi qui le dis.]
Dans ce cadre, et grâce à une conception très intellectuelle, l'idéal de la femme kémaliste se forme sous les traits d'un mythe auto-réalisateur que je définirais presque soviétique : la femme ayant partagé les souffrances du peuple lors de la guerre d'Indépendance et œuvrant pour lui être utile, en s'instruisant afin de l'instruire, en travaillant en tant qu'infirmière ou institutrice, est surtout la mère éducatrice d'une nouvelle génération émancipée de la religion et de toute autre trace de mémoire historique...
En contrepartie de son accession à l'espace social (l'éducation mixte et le Code civil l'y aidant), elle s'astreindra spontanément à une neutralisation de son identité sexuelle : « Les femmes […] sont donc obligées de prouver qu'elles sont vertueuses, inaccessibles, c'est-à-dire qu'elles ne menacent pas la morale sociale. […] La femme éduquée, exerçant une profession est revalorisée […] mais c'est au prix de son « asexuation », voire même de sa virilisation. […] la femme kémaliste a certes rejeté son voile, mais c'est pour « voiler » sa sexualité. » (p. 82). Cela se retrouve jusque dans la langue, dans la manière dont l'on s'adresse couramment à une femme. C'est ainsi qu'un roman d'Adalet Agaoglu, auteure féministe importante, sur l'émancipation d'une intellectuelle face à sa féminité, Se coucher pour mourir, se termine par le suicide de l'héroïne.
3. « Le voile, symbole de l'islamisation » - Pourtant, vers la fin des années 70, les femmes turques manifestent le désir de se revoiler. L'Occident, fortement marqué par la révolution iranienne, prend cela pour de l'hystérie ou pour une injure machiste. Pour tous, le voile devient le symbole de l'irréductibilité de la différence entre civilisations : l'on jauge les doses de religieux et de politique contestataire impliquées. L'on ergote sur la femme musulmane traditionnelle et soumise. Mais voilà : ces femmes qui se voilent se mettent au premier plan des manifestations politiques, elles se situent donc aux antipodes de la ségrégation assignée et de la tradition ; ce sont des étudiantes d'université qui évoluent au sein même des forteresses de la modernité et de la laïcité ; elles aspirent pour la plupart à une activité professionnelle citadine et bourgeoise ; leur islamisme ne saurait se réduire à une pratique sociale de « réaction » (vs. Bernard Lewis) et, loin d'être imposé, il déçoit d'ailleurs les espérances de leur entourage (mariage précoce et « bon parti ») ; enfin leur éducation religieuse elle-même (jusque leur manière de se voiler) n'a absolument rien de traditionnel. En fait, « les femmes islamistes font partie de ce courant radical qui tente de créer un nouveau système alternatif entre la critique du traditionalisme musulman et celle du modernisme occidental. » (p. 99).
C'est aussi dans cet esprit que le voile acquiert un sens nouveau, d'ordre beaucoup plus sexualisé, à l'intérieur de la dichotomie mahrem/namahrem, rendant paradoxalement l'espace public plus accessible aux femmes voilées, par un détournement des termes de la ségrégation traditionnelle (cf. la parenté sémantique : mahrem-haram).
Mais de même que les positionnements idéaux de l'islamisme contemporain sont multiples (à l'instar de ceux du modernisme pré-kémaliste) – en particulier sur les motivations des femmes à exercer une activité professionnelle, sur l'utopie islamiste de l'âge d'or (Asr-i Saadet), sur la différence tactique entre islamisme culturel et politique (aussi éloignés l'un de l'autre que « civilisation » l'est de « Kultur ») - de même, dans la pratique sociale, les femmes islamistes sont poussées par des stratégies personnelles diverses. Paradoxalement, la modernité de ces femmes voilées prime sur leur appartenance identitaire, en ceci qu'elles se caractérisent par leur individualisation et, ce faisant, elles redéfinissent l'identité même de la femme musulmane. [Les féministes occidentales peuvent-elles en dire autant de la leur?].
Conclusion : « La part obscure de la modernité » - Les raisons du succès de cet islamisme qui, dans toutes ses variétés, se fonde quand même sur une critique de la modernité occidentale (dont il ne se dispense pas de connaître aussi les sources occidentales : Heidegger, Feyerabend, Marcuse, Deleuze, et Guattari, Illich – « si cela continue, ce sont les musulmans qui revendiqueront les événements de 68, l'école de Francfort, l'antipsychiatrie » dit Ruşen Çakir, cité en note p. 125), ont trait à une modernisation turque fondée sur « une idéologie nationaliste […] incompatible avec le pluralisme fondé sur la société civile. [… sur] un projet de civilisation qui a œuvré à l'encontre de la mémoire, du tissu social, des appartenances et des valeurs traditionnelles. » (p. 153). L'islamisme « recrée collectivement l'identité musulmane effacée des mémoires par le modernisme et la fait réapparaître en tant qu'acteur social. » (p. 153). Il est à même d'éliminer le hiatus (et le mépris) entre les élites occidentalisées et le peuple musulman « à faible historicité ».
Postface à l'édition de 2003 - « Le port du voile n'est donc pas la marque d'une soumission passive aux normes communautaires prévalentes, il affiche un engagement personnel des femmes. » (p. 168). Leur engagement, c'est de se permettre une triple critique : 1. contre les traditions assujettissantes de la religion (par une relecture des Textes) ; 2. contre la modernité occidentale ; 3. contre l'enfermement que désormais les laïcs voudraient leur imposer. « En effet, le foulard des grands-mères ne pose pas de problème ; car ces dernières, à la différence de leurs petites-filles, ne franchissent pas le seuil du foyer, ne questionnent pas leur rôle de femme d'intérieur et surtout ne revendiquent pas un rôle actif dans la vie publique. […] Ce qui pose problème, c'est l'incursion des références islamiques dans les espaces créés et régis par les valeurs laïques et libérales de la modernité. » (p. 169-170).
[Sur quoi je ne peux m'empêcher de trouver un petit air de ressemblance avec nos propres problématiques nationales de voiles et de banlieues, à condition de faire juste réapparaître l'adjectif « nationalistes » (ou « autochtones » ou « chauvines ») entre « laïques et libérales ».]
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