[note rédigée après la rencontre avec l’auteure]
La normalité comportementale – médiane, normée, prévisible, incolore, impénétrable, indéchiffrable – est le signe d’une profonde psychopathologie. Aurélien Moreau, qui l’affiche dans la première moitié du roman, est d’abord présenté par son entourage, dans des verbatim d’enquête ; chacun, surtout les intimes, tout en ajoutant des indices concordants sur la personnalité de ce directeur adjoint – méticuleux et méprisé – de l’entreprise de son beau-père, s’avérera absolument incapable ne serait-ce que de soupçonner la véritable nature de cet homme et la souffrance qui motive son attitude à la fois convenue et hermétique. Même le psy. S’ensuivent les carnets d’Aurélien, arides, bloqués, qui nous révèlent cependant la profondeur de son mal-être qui ne sait être maîtrisé que par une « cotte de maille » anesthésiante et robotisante.
Les conséquences d’un plan social au sein de l’entreprise, sous forme de « mots sorciers », vont percer l’armure, mettre irréversiblement en danger l’équilibre maladif d’Aurélien – dont la prose commence à se délier et la vie à prendre des saveurs – et précipiter l’avènement de l’action dramatique qui, sous forme de décharge de milliers de watts, va faire fondre à jamais la cuirasse. L’homme ainsi dénudé, son langage explose dans un premier temps, puis se recompose dans une forme originale et personnelle, de plus en plus achevée à mesure que celui-là devient perméable à un certain nombre d’actions extérieures bienfaisantes, surtout féminines, et qu’il conquiert partiellement un goût et une volonté de vivre par ses sens nouvellement découverts. Un périple géographique le mènera vers une existence assez significativement distante de celle qu’il avait vécue pendant ses quarante-cinq premières années.
Ce roman, le troisième de la jeune auteure qui réalise le prodige de me provoquer les mêmes ferveur et attraction magnétique que les précédents, dont il s’inscrit comme une synthèse à de nombreux égards, traite de la pathologie de la normalité par une recherche langagière absolument formidable par son originalité (paradoxe : la normalité par la génialité…). Dans le premier chapitre déjà, où la caractérisation aboutie des personnages sourd de leurs paroles et non de leurs propos incongrus sur autrui ; dans la représentation de la parole éclatée – magnifique dialogue entre Aurélien et sa mère (p. 193-195) ! – ; enfin dans la manière de rendre les trois étapes du chemin psychique du héros, la dernière desquelles, la « renaissance », possède toute la progressivité nécessaire à la vérité. Le personnage s’impose ainsi de sa vie propre – et je conteste le titre qui indique un redoublement de vie – dans sa problématique très contemporaine et par un langage parfaitement créé.
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