[Il faut qu'on parle de Kevin | Lionel Shriver, Françoise Cartano (Traducteur)]
Un après-midi d'avril, trois jours avant ses 16 ans, Kevin Katchadourian a abattu, dans l'enceinte du gymnase de son lycée, plusieurs de ses camarades, sa professeur de littérature, et un employé de la cafétéria scolaire.
Kevin a grandi dans un milieu aisé, élevé par des parents cultivés, il n'a jamais manifesté de fascination morbide pour les jeux vidéos ou les films violents.
Par la voix d'Eva, sa mère, qui, après le drame, éprouve le besoin de se confier, nous découvrons cependant que Kevin n'était pas un enfant comme les autres... Elle livre ces confidences sous forme de lettres qu'elle écrit à l'attention du père de Kevin, dont elle est séparée depuis la tragédie. On ressent avec force son besoin de s'épancher sans interruption, de raconter le long cauchemar que fut sa cohabitation forcée avec ce fils qui semblait la haïr...
Elle revient ainsi non seulement sur sa relation avec Kevin, mais aussi sur son rapport à la maternité. Jeune entrepreneuse épanouie dans sa vie professionnelle, Eva avoue que lorsqu'elle est tombée enceinte, elle n'avait pas de véritable désir d'enfant. L'idée même d'être mère la plongeait dans la terreur. Lorsqu'elle tente d'analyser les motivations qui l'ont malgré tout menée vers la maternité, il est clair qu'à aucun moment ce n'est ni son instinct, ni sa volonté profonde, qui se sont exprimés. Consciente de ses limites, en tant que future mère, parce qu'elle se savait froide, égoïste, elle a surtout considéré cette grossesse comme un défi, et comme une concession faite au désir de son mari de devenir père.
"J'étais coupable d'incompétence émotionnelle".
La grossesse a confirmé ses craintes : elle n'a rien éprouvé pour l'être qui grandissait en elle, ainsi qu'elle l'exprime sans détour, réfutant les sacro-saints enseignements que nous inculque la société quant à l'évidence et la spontanéité de l'amour maternel. La naissance de Kevin, à l'issue d'un accouchement long et difficile, n'a rien arrangé.
"A l'instant précis où il est né, j'ai associé Kevin à mes propres limites -qui n'étaient pas seulement celles de la souffrance, mais celles de la défaite".
Là non plus, pas de manifestation naturelle d'amour pour ce petit d'homme braillard qui refuse de téter son sein... Et ce ne sont que les débuts d'une relation qui semble inéluctablement vouée à l'échec. Kevin est décrit par sa mère, dès les premiers mois de sa vie, comme un enfant manipulateur, un ennemi dont le principal objectif est de la pousser à bout. Elle affirme la volonté délibérée de son fils de lui nuire, par ses cris de fureur. Car selon elle, ses pleurs ne sont pas la simple expression de la faim ou d'un quelconque inconfort, mais bien une expression de sa hargne envers elle.
Ce point de vue qu'adopte Eva sur la nature malfaisante de son fils m'a mise mal à l'aise. Je suis en effet sceptique sur la propension d'un nourrisson de quelques semaines à jouer sciemment de son pouvoir -lié à la nécessité de satisfaire ses besoins naturels- pour manipuler son entourage et monter son père contre sa mère...
Mais je trouve que ce choix de l'auteur de ne laisser qu'Eva s'exprimer est finalement judicieux, puisqu'il entretient chez le lecteur un trouble et un questionnement permanents quant à la subjectivité de la narratrice, et ce d'autant plus qu'elle apparaît par ailleurs comme une femme intelligente et lucide. Son objectif, en écrivant ces lettres, est visiblement de se positionner dans une démarche analytique plutôt qu'émotionnelle. Seulement, cette démarche étant accomplie a posteriori, une fois l'acte de Kevin perpétré, on peut s'interroger sur l'influence de cet acte sur son jugement.
Se souvenant d'épisodes de l'enfance de son fils, des affrontements qui les opposaient l'un à l'autre, elle dresse le portrait d'une sorte de monstre. Blasé, vicieux, cruel, mais d'une intelligence hors norme, rien ne semblait avoir de prise sur lui. Punition ou chantage affectif étaient inutiles, puisque qu'il y opposait une indifférence atterrante.
Dans ce contexte, les tentatives d'Eva pour approcher son fils, établir un échange avec lui, manquaient de sincérité, et se soldaient presque toujours par un échec...
Il émane de son témoignage une solitude intense, et la détresse de qui sent que sa vie lui échappe. Elle qui avait parcouru le monde en quête de "bons plans" pour les besoins de son entreprise de publication de guides de voyage, se retrouvait à supporter un garçon qui refusait d'être propre (il portera des couches jusqu'à l'âge de six ans, ce qu'Eva considère comme une preuve de sa perversité), saccageait tout ce qui lui tenait à coeur, et gâchait sa relation avec l'homme qu'elle aimait.
"J'aurais pu vivre sans enfant. Je ne pouvais pas vivre sans toi".
Car Eva a en revanche toujours aimé son mari profondément, en dépit de leurs divergences d'opinion, et de leurs conflits à propos de Kevin.
Sa façon d'évoquer Franklin, et ses rapports avec son fils, laisse à penser qu'il faisait preuve d'un aveuglement consternant. Il se montrait particulièrement complaisant, se mettant dans la position de celui qui défend l'indéfendable, en réaction à l'attitude, selon lui injuste, d'Eva, dont il remettait la parole en doute, considérant qu'elle dramatisait...
Maintenant que Kevin a effectivement montré à la face du monde l'étendue de sa cruauté, il ne lui reste rien ni personne, hormis ce fils à qui elle continue de rendre visite en prison, et avec lequel le dialogue est toujours aussi difficile. Aucun remords ne le hante, il semble même fier de ce qu'il a accompli...
Quant à Eva, elle survit, et subit les conséquences de "l'après", le regard des autres, qui ne la voient plus que comme la mère d'un monstre, et leur suspicion quant à sa part de responsabilité dans l'acte de son fils.
Ceci dit, elle n'est pas tendre, elle non plus, avec ses semblables, et ne l'a jamais été. Elle a souvent fustigé le sentiment qu'ils ont de leur importance, leur besoin de tout normaliser pour se sentir en sécurité, leur absence de doutes sur le bien-fondé de leurs actions... Souvent elle s'est révoltée contre les diktats de la normalité, dont la maternité était un des corollaires. Et son expérience avec Kevin a conforté une de ses convictions : considérer l'enfance comme un univers béni à protéger est une hypocrisie. Son fils lui a prouvé que les enfants ne sont pas naturellement des êtres innocents, mais avant tout des individus, dont certains peuvent être foncièrement mauvais, évoluant dans un milieu qui conditionne dès leur plus jeune âge leurs rapports aux autres.
Ce regard acéré et critique qu'elle porte sur une société américaine hyper protectrice, mais dans laquelle le pire est toujours susceptible d'arriver, est un des points communs qu'elle partage avec Kevin.
Le témoignage d'Eva est difficile à entendre. Je ne remets pas en doute sa sincérité, mais je me demande encore quelle est la part de réalité dans le regard qu'elle porte sur son fils. Pourquoi Kevin a-t-il assassiné ses camarades ? La malfaisance est-elle innée, ou la conséquence de l'association de divers paramètres contextuels -affectifs, sociaux, familiaux- ? Est-elle une combinaison de ces deux éléments, l'inné et l'acquis ?
Le roman de Lionel Shriver ne répond pas à ces questions.
Il vous hante et vous bouscule, imprime en vous la voix de son héroïne, qui ne vous lâchera pas de sitôt...
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