Faire se côtoyer l'horreur et la poésie...
Telle est l'étrange alchimie à laquelle se livre Antoine Choplin dans "La nuit tombée" et "Le héron de Guernica". Les intrigues de ces deux romans ont comme point commun de se nourrir des retentissements que les catastrophes ont sur les individus.
Les héros de "La nuit tombée" survivent -ou pas- à l'accident nucléaire de Tchernobyl. Certains d'entre eux persistent à vivre chez eux, à proximité de "la zone", hantant des villages par ailleurs désertés.
Gouri, lui, a saisi l'opportunité d'un poste d'écrivain public à Kiev pour quitter, deux ans auparavant, sa ville natale. Mais le drame l'a suivi, sous la forme de l'insidieuse maladie qui touche sa fille Ksenia. C'est pour elle qu'il fait aujourd'hui le chemin en sens inverse : il se rend à Pripiat au volant de sa moto; il y a attelé une remorque de sa fabrication dans le but d'y rapporter la porte de l'ancienne chambre de Ksenia, sur laquelle sont gravés des extraits de poèmes, et les repères témoignant de la croissance de la jeune fille.
Il fait halte à Chevtchenko, où il rend visite à ses amis Véra et Iakov, qui font partie de ces "résistants" qui n'ont pas voulu quitter leur maison. Iakov, gravement malade, est méconnaissable et extrêmement faible.
Le mal est presque invisible. Il a doucement mais invinciblement envahi, investi villes, villages et sites naturels, les recouvrant d'un imperceptible fluide délétère et poisseux. C'est pour cela que l'évacuation est souvent mal acceptée : on pleure davantage la perte du foyer, de l'environnement familier, que l'on ne craint les dangers de cette radioactivité impalpable.
Nous voilà pareil à la ramure des arbres
Dignes et ne bruissant qu'à peine
Transpercés pourtant de mille épées
A la secrète incandescence
"Le héron de Guernica" met également en scène un héros dont la ville est sinistrée, puisqu'il vit à Guernica en ce funeste printemps 1937, lors de son bombardement par les franquistes.
Basilio est un jeune homme simple, timide, qui se passionne pour la peinture, art qu'il exerce en autodidacte d'une façon quelque peu particulière, puisque qu'il ne reproduit qu'un unique modèle : les hérons. Désireux de capter l'invisible, de révéler sur la toile les éléments imperceptibles à la source de l'émotion que lui procure la vision de l'animal, il s'attelle, jour après jour, avec patience, à cette tâche difficile.
Le récit s'ouvre sur la visite que Basilio effectue à l'Exposition universelle de 1937, au cours de laquelle Picasso expose le tableau qu'il a peint sur Guernica, objet de la venue du jeune homme à Paris.
Il remonte ensuite le temps -quelques semaines suffisent- pour nous immerger dans l'enfer de cette journée qui marquera tragiquement les esprits pour les années à venir.
Dans ces deux textes dénués de toute digression inutile, et néanmoins très évocateurs, Antoine Choplin exprime la pudeur de victimes qui manifestent leur douleur et leur chagrin de manière détournée.
Youri, depuis la catastrophe, écrit chaque jour un poème évoquant la monstruosité de l'événement et le dénuement dans lequel il a laissé les hommes. Quant à Basilio, que sa réserve empêche de trouver les mots et les attitudes pour dire sa souffrance, il trouve refuge dans le spectacle familier de son modèle, le héron, et dans la mobilisation de l'esprit et des sens que requiert son art.
Le "pourquoi" de ces drames, savoir qui en est responsable, n'est pas l'objet du propos de l'auteur. Ce qui l'intéresse, c'est l'après, la façon dont les êtres s'adaptent, et éventuellement s'en relèvent. L'art est ici présenté comme un moyen de survivre, de surmonter l'horreur, et d'en témoigner.
L'écriture d'Antoine Choplin est à la fois précise et poétique, et sa capacité à nous faire ressentir toute la mélancolie et la détresse de ses personnages, sans jamais verser dans le pathos, fait de "La nuit tombée" et du "héron de Guernica" des romans forts et émouvants.