Dans nombre de ses romans, Annie Ernaux parle d'elle, de ce qu'elle a vécu, des expériences qui l'ont marquée, qu'elles soient douloureuses, ou simplement inscrites dans le parcours d'une existence a priori ni plus ni moins extraordinaire qu'une autre.
Ainsi, l'amour, la maladie, la mort, sujets qui, s'il en est, nous touchent tous à un moment ou un autre, ont été à l'origine de textes superbes.
Superbes d'une part parce que l'écriture d'Annie Ernaux est un parfait mélange d'élégance et de simplicité, mais aussi parce qu'elle a cette -rare- aptitude à pratiquer l'introspection sans complaisance, à exprimer son ressenti sans succomber à la tentation de l'autocensure ou de l'enjolivement.
Avec "La place", elle a une approche quelque peu différente. Dans ce court texte essentiellement constitué de la relation de faits, de souvenirs, d'anecdotes, elle évoque son père, sa condition d'ouvrier puis de commerçant, ses derniers instants.
Elle réalise que pour rendre avec justesse cette "vie soumise à la nécessité", sans éclat ni passion, elle doit s'astreindre à une narration neutre, épurée au maximum de toute émotion. Sans doute est-ce pour cela qu'elle ne prénomme pas ses protagonistes, qui resteront tout au long du récit désignés comme étant "le père", "la mère", ou encore "l'enfant".
On a ainsi l'impression d'une sorte de distance entre l'auteure et son sujet, comme si elle avait des difficultés à se situer elle-même dans le tableau qu'elle brosse de l'existence de ses parents, comme si elle examinait, de manière détachée, la relation qui l'unissait à eux, et plus particulièrement à son père. De même, c'est presque sur le mode du constat qu'elle évoque l'éloignement qui s'est creusé entre eux lorsqu'elle a changé de milieu en devenant professeur et en épousant "un homme né dans une bourgeoisie à diplômes".
"J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor".
Cette autre moitié, celle dont elle est issue, représente quant à elle un monde où l'on parle peu, un monde étranger aux effusions, à l'ironie, à la culture. On s'y montre parfois même un peu bourru, le pragmatisme y tient presque toute la place. Et surtout, ce monde est régi par l'obsession de ce que les autres vont penser de vous. Il convient de de préserver sa dignité en toutes circonstances, c'est-à-dire de savoir rester à sa place.
Et pourtant, malgré ce détachement, cet éloignement, qu'elle ne semble pas vraiment regretter, on sent poindre, lorsque survient un souvenir presque attendri, l'expression des sentiments qu'elle éprouvait -et éprouve encore- pour cet homme qu'avec ce roman, elle réhabilite, en quelque sorte. C'est fait avec beaucoup de subtilité : comme la relation qui unissait Annie et son père, tout est, dans "La place", une affaire de retenue et de non-dits.
Et c'est néanmoins très beau..
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