En fait, j'ai lu ce livre à la mi-août, bien avant les « coups de com' » politiciens de Marine Le Pen réclamant l'interdiction du port du voile et de Jean-François Coppé avec son pain au chocolat. Il fait partie de ce que j'appellerais mes lectures « civiques ». Maintenant que j'ai du temps, je tiens à m'informer, et à peser le pour et le contre en ce qui concerne les sujets dont je prévois qu'ils vont donner lieu (où qui ont déjà donné lieu) à débat public, pour ne plus être contraint à me déterminer, à prendre parti sur de simples impressions et à des moments où les passions politiciennes sont exacerbées.
Lorsque nous allons au supermarché, ma femme a la gentillesse de m'envoyer au rayon des livres, et d'une fois sur l'autre je peux lire de grandes parties de certains ouvrages avant qu'ils ne disparaissent des rayons. Celui-ci, il s'en est fallu de peu que je ne l'achète pas. Le seul livre que j'ai eu l'occasion de lire en entier au supermarché, c'est « Et te voilà permise à tout homme », d'Eliette Abecassis, sur les difficultés rencontrée par une femme juive pour obtenir de son mari le divorce religieux. De la première ligne à la dernière, j'ai cru que ce livre était un témoignage, avant d'être pris d'un doute et de réaliser que c'était probablement un roman (même si j'ai appris depuis que, comme son personnage principal, Eliette Abecassis est aussi très religieuse et divorcée).
En ayant lu une grande partie de « Sous mon niqab », je me suis fait la réflexion, à l'inverse, que ce témoignage semblait presque un roman, et c'est ce qui me faisait hésiter à l'acheter. Dans ma note de lecture sur « J'étais un chef de gang », je soulignais combien Marie-Hélène Bacqué avait su s'effacer pour que l'on entende la parole de Lamence Madzou. Là, je me demandais souvent si j'entendais réellement la parole de Zeïna ou plutôt celle de Djénane Kareh Tager, (une journaliste qui a été rédactrice en chef du Monde des religions, a écrit des livres sur des sujets comme le spiritisme et, en 2009, « 40 coups de fouets pour un pantalon » et qui, dans un entretien télévisé accessible sur Internet, déclare qu'elle n'est pas musulmane).
Me sont alors revenus les propos d'un professeur d'université féminin, à l'occasion d'une journée de formation professionnelle continue, qui nous invitait à bien réfléchir, avant de décider de faire lire un livre à des élèves, à la « leçon de vie » qu'il contenait (dans l'exemple qu'elle nous donnait, la leçon de vie qu'elle voyait dans le livre en était, à mon avis,une caricature). Mais cette notion de « leçon de vie » me semble bien rendre compte de la proximité, au fond, entre roman et témoignage. Finalement j'ai acheté « Sous mon niqab » pour être en mesure d'en faire une note de lecture, car le travail de mise en mots que cela demande est précisément ce qu'il me faut pour arriver à une pensée précise.
Zeïna a été une petite fille docile, élevée dans une famille où non seulement on faisait Ramadan, mais aussi les cinq prières quotidiennes, et où on lui fait fréquenter l'école coranique. Elle-même n'est pas foncièrement religieuse, et lorsqu'elle se marie (les deux jeunes gens se sont plu mutuellement et ont pu se rapprocher par une connaissance commune), puisque son mari ne fait pas les prières elle est soulagée de les abandonner. Elle a un BTS, un emploi, elle est enceinte. Mais très vite les anciens amis de son mari s'éloignent de lui tandis qu'il commence à en fréquenter de nouveaux. Il commence à vanter les femmes voilées lorsqu'ils en croisent : « Macha'Allah ! (Ce que Dieu veut!) », se met à prier.
Bientôt il lui demande de se voiler. Elle résiste, (mollement, dit-elle) et, un soir, il commence à la frapper lorsqu'elle rentre. Plus tard, il s'excuse, mais dès le lendemain il insiste à nouveau pour qu'elle se voile, et, cette fois, c'est toute sa tenue vestimentaire qu'il lui reproche. Elle cède en portant un bandana qu'elle enlève sitôt tourné le coin de la rue, mais cela ne suffit pas à son mari. Elle lui représente qu'elle travaille dans un milieu français : « … Je ne veux pas me faire remarquer, je ne veux pas être le spectacle... », mais finit par céder. Toutefois son voile ne sera jamais assez ceci, assez cela, et elle devra « l'épaissir », entre gifles et lecture obligatoire de « bons » livres. Dès ce moment, elle essaie de trouver du soutien auprès de sa mère et de ses sœurs, en vain. Seul un vieil oncle, le « mécréant », plutôt mal vu dans la famille, lui dira discrètement, lorsque son mari insistera pour qu'elle arrête de travailler, à la naissance de son enfant : « Le travail, c'est important ».
Elle devra ensuite porter des robes de plus en plus longues et de plus en plus informes, ajouter par dessus un vêtement couvrant qu'elle appelle jilbab, porter des gants, puis finalement ce qu'elle appelle : « … le voile vraiment intégral... une sorte de burqa afghane redessinée avec la couleur noire du niqab arabe... ». Et à mesure, grandit la considération dont elle bénéficie de la part de sa famille et des « soeurs ». Mais les coups, les propos dépréciatifs deviennent de plus en plus fréquents. Enfin, un jour où elle se trouve sur le palier tête nue, une voisine l'attire chez elle, lui explique ce que sont les violences conjugales, appelle elle-même une association qui lui conseille de venir immédiatement, ce qu'elle fait, avec son enfant. Après une longue période de galère, elle a retrouvé un emploi dans la société qui l'avait déjà employée, mais seul « le mécréant » l'a soutenue pendant cette période. Sa famille a choisi de renouer avec elle, mais considère toujours qu'elle a « déshonoré » la famille en quittant son mari et en enlevant son niqab.
Pas si facile de dégager la « leçon de vie » de ce témoignage, car avant d'être une histoire de voile, c'est d'abord une histoire de violence et de harcèlement conjugaux comme il y en a trop, y compris dans les familles non musulmanes. On peut bien trouver des textes qui autorisent le mari musulman à « corriger » sa femme, pour son bien, mais ces textes recommandent aussi de ne pas la blesser. Par ailleurs, des textes comme cela pourraient tomber en désuétude même dans les milieux les plus religieux : rappelons quand même un hadith bien connu dans lequel, interrogé par un musulman dubitatif qui lui demande si respecter les cinq piliers de l'islam est bien suffisant pour aller au paradis, Mohammed le lui confirme de la façon la plus formelle.
En ce qui concerne le port du voile, ce serait avoir bien peu d'estime pour les femmes musulmanes que de croire qu'elles ne portent le voile que sous la contrainte, voire les coups, comme cela a été le cas de Zeïna. Sans que cela soit son but express, Zeïna nous indique un des sens profonds du port du voile et du même coup la raison pour laquelle il dérange, et pas seulement les gens xénophobes ou islamophobes. Le titre du premier chapitre est « Nous ne sommes pas comme " eux " », et dans ce chapitre, en évoquant sa scolarité, Zeïna dit : « " Nous " n'étions pas jaloux d'" eux ", bien au contraire. Entre " Arabes ", un terme qui englobait de manière plus générale tous les musulmans, nous nous moquions des " Français ", de leurs vacances, de leur frénésie d'activités sur laquelle nous portions un regard très négatif. Et nous ne voulions surtout pas être comme eux ni le devenir... »
J'ai publié récemment une note de lecture sur « J'étais un chef de gang », un texte auto-biographique de Lamence Madzou suivi de l'analyse qu'en faisait Marie-Hélène Bacqué. Elle notait chez les bandes de jeunes noirs des années quatre-vingt-dix la culture d'une identité non-Blanche, non-Française, mais qui ne devait pas grand chose aux cultures traditionnelles des pays d'origine de ces jeunes. Je suis persuadé que c'est le même processus qui est à l'oeuvre dans l'investissement actuel de la religion musulmane par de nombreux jeunes appartenant en général aux catégories les plus populaires. Et pourtant.
Au début de l'été, nous avions amené mon petit-fils dans une brocante. Quand il s'est lassé, je l'ai ramené à l'entrée de la brocante et nous nous sommes assis à l'ombre en attendant que ma femme ait fini. Il jouait avec ce qu'il avait acheté, quand une jeune femme poussant un landau est venue elle aussi attendre à l'ombre. Elle portait précisément une tenue « islamique », visage découvert, pas de gants, mais une robe vague. Peu après un jeune homme barbu, son mari, est arrivé les bras chargés de jouets, enthousiaste : « Tu vois, ma fille , tous les jouets que je t'ai trouvés ? » Une partie des jouets a trouvé place sur le landau, la jeune femme a pris les autres, tandis que le papa prenait sa fille dans ses bras et continuait sa conversation avec elle. Le grand-père que je suis regardait cette scène en souriant, d'autant plus amusé que je me disais que le comportement du papa semblait bien moins inspiré par les cultures arabes ou islamiques que par nos valeurs occidentales. Voyant cela, les jeunes gens, en partant, m'ont salué tous les deux d'un « Au revoir, monsieur ». Et je me disais que si ! nous sommes bien comme eux et ils sont bien comme nous, même si certains, des deux côtés, ont pour fond de commerce de nous persuader du contraire.
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