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Le Livre de ma grand-mère de Fethiye Çetin (cf. ma note précédente), de nombreux petits-enfants et surtout arrière-petits-enfants de rescapés du génocide arménien vivant en Turquie ont pris contact avec l'auteure, mus par le souhait de partager leur témoignage ressemblant. Vingt-quatre récits oraux transcrits ont été recueillis dans cet ouvrage. Ils sont caractérisés à la fois par la particularité de la narration de chacun - les circonstances ayant provoqué la découverte de l'histoire familiale, la réaction psychologique déclenchée, l'histoire de vie des aïeux après la déportation et celle des générations suivantes, l'identité socio-culturelle voire ethnique et politique des narrateurs - qui possède naturellement un intérêt inégal, de même que les styles sont différents ; et par de nombreuses similitudes. La plus frappante est sans doute la durée du silence sur ces histoires de vie, leur nature secrète et dissimulée provoquant une gêne qui ne se dissipe qu'au seuil de la disparition des personnes concernées, et encore...
Au sujet de la déportation et des crimes génocidaires, les analogies priment aussi sur les spécificités, toutefois, nous apprenons quelques informations très rares et précieuses surtout dans un contexte tellement chargé idéologiquement (et dans le double déni des survivants que nous avons déjà évoqué dans les deux historiographies antagonistes) : les événements de 1915 s'inscrivent dans un mouvement plus vaste d'éradication identitaire et de transfert de biens entre Arméniens et Kurdes qui tire ses origines depuis la création des milices (kurdes) Hamidiye en 1894, de sorte que des migrations arméniennes (intra-impériales et internationales) avaient déjà commencé, ainsi que des assimilations par la conversion et le mariage polygamique (forcés ou volontaires) - le traitement systématiquement différencié entre les hommes arméniens et les femmes et enfants est conforme à cette logique.
Le métissage conséquent (entre Arméniens et Kurdes) a eu pour effet de transférer la condition de minorité et souvent de victime, d'un groupe à l'autre, et de perpétuer des formes plus ou moins violentes de discriminations voire de persécution bien au-delà de 1915, qui durent sans doute encore, surtout à l'encontre des Kurdes alévis. Cela explique pour la majorité des rescapés, leur zèle à se montrer musulmans très pieux, leur empressement à une générosité exemplaire pour se faire accepter des voisins et autres proches, ainsi que le refoulement de l'identité de naissance et de l'histoire vécue. D'autre part, les descendants ont souvent hérité d'un engagement politique à gauche (à l'instar de bon nombre d'Alévis) qui a eu d'autres effets pénalisants notamment lors des coups d'état successifs, particulièrement celui de 1980, mais qui aujourd'hui se concrétise dans le désir de faire avancer la démocratisation de la Turquie et spécifiquement son auto-critique sur les questions de l'hyper-nationalisme et de la maltraitance des minorités, donc dans une démarche opposée à celle des aïeux, et consistant dans le témoignage, la transmission de la parole, dans le débat (cf. question du pardon demandé aux Arméniens), dans une réécriture critique de l'Histoire et sans doute dans un certain pacifisme sur la question kurde qui est toujours d'une actualité brûlante (elle pourrait le devenir encore plus dans les prochaines semaines, selon l'évolution de la situation en Syrie - mais ça, ce n'est bien sûr pas dans le livre, et ça n'engage que moi).
En conclusion, tout cela est du matériau brut, pas toujours très agréable à lire, certes ; mais on a vraiment l'impression que, faisant fi des archives et de 90 ans de contre-vérités opposées, une historiographie finalement un peu plus libre du carcan idéologique est finalement en train de naître, de façon vraiment inattendue, ces toutes dernières années, et que l'assassinat d'un Juste (Hrant Dink) et non pas une mesure législative étrangère imbécile et malveillante y est pour beaucoup...
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