L'on peut simplement reprendre le premier niveau de la méta-narration : un homme, partiellement amnésique suite à un traumatisme (naufrage ?), ne dispose que d'une mémoire à court terme d'environ quinze-vingt minutes, puis replonge dans l'oubli. D'une chambre hospitalière face à l'océan, afin de retrouver son identité (et peut-être des indices sur son Azralone aimée), entreprend-il alors d'écrire tout ce qu'un mot auto-assigné lui évoque par association spontanée, puis de classer ces textes généralement brefs en ordre strictement alphabétique. Ainsi nait le premier roman-dictionnaire de la littérature française (et, en absolu, le premier que j'aie lu), de l'article Abandon à Zwitter, le nom propre du neurologue traitant.
L'on peut commencer à rentrer, avec le narrateur, dans sa recherche d'une narration principale : l'on découvre vite que l'homme a été un astronome et un météorologue marin, aux péripéties homériques, depuis la Bavière post-1945 de sa naissance jusque dans les profondeurs océanes d'un archipel volcanique austral non identifiable. Ce qui lui reste de plus intact dans ses souvenirs décousus, ce sont ses riches, abondantes et profondes notions de physique quantique.
L'on peut alors adhérer et s'immerger dans le psychisme du narrateur, et participer d'une sorte d'interminable délire de science-fiction métaphysique, où toutes les notions quantiques sont appliquées autant à l'astrophysique qu'à une métaphysique de l'être et de l'existence. Ainsi il est question de torsion de l'espace-temps, de téléportation, d'ubiquité et de double anti-matériel dans une vitesse asymptotique de celle luminique, y compris dans le fantasme d'un amour idéal avec cette Azralone ultra-uranienne.
["Si l'atome (la matière donc) n'existe qu'au moment où il change, tout le réel se profile sur les instants de changement, le monde sensible n'est qu'un froissement de l'éphémère sur fond de néant" p. 264, art. Larme]
Mais l'on peut aussi se perdre dans le foisonnement d'esquisses narratives qui surgissent à chaque article du dictionnaire, images fugaces de quelques phrases plus jamais reprises mais à jamais utilisables comme autant d'inducteurs d'écriture du fantastique (presque toutes des idées de roman) pour certaines, ou bien micro-nouvelles parfaitement construites et accomplies dans l'espace d'un seul mot (cf. "Rats", p. 387) pour d'autres, ou alors narrations secondaires successivement et périodiquement reprises, donnant une véritable épaisseur au héros. Parmi ces dernières, par ex., celle d'Esther, la mère juive, sauvée de la déportation puis suicidée dans le courant d'une rivière et le laissant héritier d'un domaine troqué pour un phare transformé en observatoire astronomique.
A suivre ces narrations-là, l'amnésie de cet orphelin qui ignore d'identité du père, qui sera atteint de somnambulisme dans son enfance et initié à l'observation étoiles par un prêtre qui deviendra aveugle, ainsi que tout le périple hallucinant et halluciné du narrateur parmi des personnages proches du suicide, du meurtre et de la folie, acquiert une plausibilité qui a presque l'allure d'une nécessité.
Il y a là néanmoins tout un univers de coïncidences et d'incohérences, étirement jusqu'à l'extrême du naïvement inconcevable et profanement invraisemblable propre à la physique subatomique contemporaine, l'univers d'un possible contenu dans tout bon roman, mais aussi tous les univers possibles, qui s'ouvrent au détour de chaque phrase, fortement empreinte de poétique et de potentiel d'aphorisme. Chaque phrase, dis-je, et je n'exagère pas.
Si cette lecture m'aura donc occupé environ le décuple de mes durées habituelles de terminaison d'un roman - à mon dam par moments - et sans l'attente d'une chute particulièrement explicative (qui pourtant commence à se profiler d'une certaine manière quelque part dans la lettre V...), cela ne peut que dépendre de l'impératif d'un temps de rêverie adéquat à parcourir efficacement - sinon entièrement - l'Univers...!
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