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[Ce que nos salaires disent de nous | Baptiste Mylondo]
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Posté: Hier, à 8:56
MessageSujet du message: [Ce que nos salaires disent de nous | Baptiste Mylondo]
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Les inégalités salariales sont flagrantes et souvent, pour peu que nous connaissions effectivement les rémunérations des différents métiers, proprement indécentes, atteignant un ratio de 1 : 100.000. Lorsque, le 13 avril 2020, annonçant la pandémie mondiale, le président de la République coiffe le bonnet phrygien en clamant qu'il ne faudrait oublier que « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune », ce n'est que rhétorique de circonstance, qui ne sera suivie d'aucun effet. Sur quoi donc les inégalités salariales sont-elles justifiées en réalité ? Sur des critères multiples, vagues et opaques : la reconnaissance, la rétribution, la valorisation, les besoins, qui ne résistent guère à l'analyse critique, dès lors que l'on voudrait limiter l'importance de la hiérarchie et inversement inscrire quelque part le critère de l'utilité ou de la désutilité de certaines professions (par ex. : « consultant en optimisation fiscale » pour n'en citer qu'une). Les critiques qui s'appliquent à la valorisation des biens et des services, en réalité à l'ensemble de la mesure de la richesse, valent a fortiori pour la rémunération du travail. La disqualification est affaire de domination et de discriminations (sexiste, raciste, etc.), le marché du travail, loin d'être ouvert et élastique, est fondamentalement caractérisé par des logiques d'exclusion, de favoritisme, de népotisme. Même la tentative extrêmement louable de calcul de l'utilité des biens et services produits selon le « retour social sur investissement » (c-à-d. sur les coûts collectifs découlant du défaut d'investissement) par les autrices britanniques Lawlor, Kersley et Steed de _A Bit Rich. Calculating the Real Value to Society of Different Professions_ (New Economics Foundation, 2009) ne saurait prendre en compte tous les bénéfices (individuels et collectifs) « inestimables », c'est-à-dire non-valorisables, comme le prix d'une vie humaine, ou d'un environnement sain.
Lorsque ceux-ci sont envisagés, et que l'on commence à accepter que la vie sociale ainsi qu'individuelle est une fin en soi, force est de constater que « tous sont utiles », et cela conduit l'auteur à la version forte de sa proposition, celle qui constitue son champ d'études et de spécialisation, développée dans plusieurs essais bien connus : le revenu suffisant inconditionnel. Dans cet ouvrage, Mylondo ne s'arrête pourtant pas à cette première proposition forte. Il fait un pas ultérieur à partir de la principale objection posée généralement contre celle-ci : « Qui fera(it) le "sale boulot" ? ». Et de poser une hypothèse de plus large envergure qui dévoile la nature profonde de la division du travail et de la hiérarchisation sociale : au-delà de la difficulté de définir la pénibilité de certaines professions, la chaîne de commandement consiste selon l'auteur dans le pouvoir de déléguer les tâches pénibles, « sales », ou généralement indésirables aux subordonné.es. Outre que celle de délégitimer plus encore les plus hauts revenus, ceux des titulaires d'un pouvoir qui de facto se conçoit ainsi comme quelque chose d'immoral et d'injuste, cette hypothèse conduit vers une seconde proposition, peut-être plus modérée que le revenu suffisant inconditionnel, une proposition qui, si ma mémoire est bonne, avait déjà été formulée par Robespierre : celle du plafond (outre que du plancher) salarial. Si le plafond produisait des effets dissuasifs par rapport à l'exercice des professions de plus haut encadrement, eh bien, tant mieux, pouvons-nous conclure aisément... Une telle conclusion, observons-nous, rejoint et renverse celle qui est redoutée par les détracteurs du revenu inconditionnel. On pourrait atteindre par les deux conjointes une progressive société bienheureuse de la paresse, dans laquelle les critères de la satisfaction du travail ne seraient plus principalement financiers.



Table [avec appel des cit.]

Introduction. Être ou ne pas être essentiel ?

I. Qui mérite quoi ? Penser l'injustice salariale :

1. Voler aux pauvres pour donner aux riches
2. La course au sommet
3. Mon salaire, un enjeu de société [cit. 1]
4. Qu'est-ce qu'un salaire juste [cit. 2, 3]

II. Qui mérite le moins ? Revoir la hiérarchie sociale des métiers :

5. Le salaire de la honte
6. À quel échelon suis-je ?
7. Les non-qualifiés disqualifiés [cit. 4]
8. Justifier l'injustifiable

III. Qui ne mérite rien ? Définir l'utilité commune :

9. À la recherche du bon indicateur – mesurer la valeur ; PIB : le marché avant l'utilité ; retour social sur investissement ; les besoins essentiels ;
10. Le cas du joueur de belote [cit. 5, 6]
11. Tous utiles, tous payés ? [cit. 7]
12. Vers une société d'« assistés » ?
13. Un revenu suffisant et sans conditions

IV. Qui mérite le plus ? Prendre la pénibilité au sérieux :

14. Qui fera le « sale boulot » ?
15. La bataille de la pénibilité
16. Se faire livrer : l'art de déléguer la pénibilité
17. À quoi servent vraiment les patrons ? [cit. 8]

Conclusion. Du plancher jusqu'au plafond (salarial) [cit. 9]



Cit. :


1. « N'aborder la question salariale que sous l'angle individuel ou dans le cadre de préoccupations, au demeurant légitimes, autour de "la vie chère", conduit à occulter un élément important de ces questions salariales : leur caractère essentiellement relatif. De fait, en dernière instance, nous n'achetons que le travail des autres, et par conséquent, notre pouvoir d'achat dépend directement du prix auquel nous payons ce travail. Autrement dit, ce qui est plus ou moins cher dans notre vie, c'est le travail des autres, et son coût est toujours relatif. C'est en cela que le salaire instaure une véritable hiérarchie sociale des métiers, hiérarchie symbolique, mais aussi économique, définie notamment par la capacité plus ou moins grande que l'on a de s'offrir le travail d'autrui, et par la capacité, plus ou moins grande elle aussi, que les autres ont à s'offrir le nôtre. » (p. 26)

2. « Ces quatre dimensions (la reconnaissance, la rétribution, la valorisation et le besoin) jouent un rôle variable suivant le type d'emploi considéré et le profil des personnes concernées. Par exemple, "lorsque le montant du salaire ne finance que le minimum vital, on l'évalue à l'aune des efforts qu'il a coûtés et des besoins qu'il permet ou non de satisfaire", souligne le sociologue Christian Baudelot […] En revanche, "à mesure que le salaire s'élève au-dessus de ce seuil minimum, on tend à l'évaluer en fonction des qualités personnelles que s'attribue le salarié et de ses opportunités sur le marché". "Le 'ça' de l'ouvrier [<ça me convient>, ou pas...] s'oppose au 'je' du cadre qui se pense comme un acteur ou l'auteur de la valeur personnelle que le salaire correct est censé lui reconnaître", note ailleurs Baudelot. Ainsi, au bas de la hiérarchie salariale, c'est ce que nous faisons et ce dont nous avons besoin qui permet de juger nos rémunérations. En haut de la pyramide, à l'inverse, c'est plutôt ce que nous sommes et ce que nous pensons valoir qui est mis en avant. » (p. 30)

3. « Les logiques argumentatives en matière de justification des inégalités salariales reposent généralement sur trois types d'approche de la justice : la justice distributive, la justice commutative, et la justice procédurale. […] Partant d'un critère jugé pertinent pour présider à la répartition des richesses, la justice distributive n'implique pas l'égalité mais plutôt l'équité, c'est-à-dire un traitement égal des égaux, mais un traitement inégal des inégaux au regard du critère retenu. Pour déterminer le juste salaire, ce critère renvoie souvent à une question de statut, lié à la qualité de la personne ou du poste occupé, ou encore au besoin (ce que l'on est et ce que l'on veut).
De son côté, la justice commutative s'inscrit dans le cadre de l'échange marchand. Pour être juste, l'échange doit respecter un principe de stricte égalité entre les choses échangées. En matière salariale, cela suppose donc une égalité entre la contribution du salarié à la production ou à la richesse de l'entreprise ou de la société d'une part (ce que l'on fait), et la rétribution qui lui est versée d'autre part.
Reste le dernier registre, celui de la justice procédurale. Cette approche de la justice sociale postule que, si la procédure de partage de la richesse est juste, alors le résultat du partage ne peut lui-même qu'être juste. […] C'est sur ce même raisonnement, par exemple, que repose la théorie de la justice de John Rawls […] dans le cadre de la détermination des salaires, c'est surtout le marché (ce que l'on vaut) qui fait office de juste procédure (sauf dans le cas des fonctionnaires, bien sûr, pour qui la détermination du traitement dépend d'une procédure de concours et de l'application d'une grille indiciaire commune). » (pp. 32-33)

4. « [Selon la critique de Rachel Silvera] en réalité la non-qualification n'est qu'une construction sociale. Autrement dit, l'étiquette "non qualifiées" associée à certaines activités (mais aussi, bien sûr, aux personnes qui les réalisent), ne traduit pas un manque de compétences, mais plutôt l'absence totale de reconnaissance des qualités, aptitudes et savoir-faire qui doivent être mobilisés par les professionnelles de ce secteur. Et dans une société sexiste comme la nôtre cela a probablement à voir avec le fait que tous ces métiers sont fortement féminisés. Finalement, prendre soin des autres, n'est-ce pas une qualité naturelle des femmes ? Rien de comparable, donc, avec une qualification qui mériterait vraiment d'être valorisée... » (pp. 57-58)

5. « D'une part, il est impossible de développer une mesure objective de la contribution de chacun à l'utilité commune. Quelle que soit la méthode choisie (évaluation marchande ou à hauteur des coûts, calcul du retour social sur investissement, ou approche en termes de besoins fondamentaux), la tâche semble vouée à l'échec. D'autre part, même s'il était possible de la mesurer, cette contribution à l'utilité commune ne correspondrait pas à la valeur économique qui est actuellement reconnue aux biens, aux services et au travail des personnes qui les fournissent.
Ces deux conclusions en appellent deux autres. Puisqu'il est impossible de comparer de manière systématique l'utilité sociale des différents métiers, il est également impossible de s'appuyer sur ce critère pour justifier des inégalités de rémunération. Et puisque valeur économique et utilité sociale ne se recouvrent pas, cela signifie que cette utilité commune déborde largement du périmètre de l'emploi et de sa rétribution. Nous avons vu que certaines choses sont inestimables, précieuses mais impossibles à quantifier, et que, par ailleurs, le travail gratuit, qu'il soit domestique ou bénévole, est particulièrement utile pour la société. Par conséquent, à défaut d'une révision des grilles de rémunération, n'y aurait-il pas là matière à justifier l'instauration d'un revenu inconditionnel, au nom de la contribution inestimable de toutes et tous à l'utilité commune ? » (pp. 89-90)

6. « [François Flahault] : "Dire que les hommes se sont organisés en société afin de produire des biens est aussi absurde que de dire qu'ils ont des pieds afin de porter des chaussures : c'est parce que nous avons des pieds que nous portons des chaussures, et c'est parce que nous vivons en société que nous produisons des biens". Ne nous y trompons pas, ne voyons pas la vie sociale comme un moyen au service d'une fin, c'est justement elle qui est une fin en soi.
Sur ce point, les anthropologues semblent d'ailleurs un peu plus lucides que les économistes et leur trop pauvre indicateur de richesse. Les travaux portant sur la définition et la place du travail dans diverses sociétés dites "primitives" sont à ce titre particulièrement éclairants. Certains nous indiquent par exemple qu'aucun mot comparable à notre "travail" n'existe dans le vocabulaire de certaines sociétés. Cette notion semble leur échapper. On peut en conclure que le travail, tel que nous le comprenons, n'y correspond qu'à quelques heures d'activité quotidienne, trois ou quatre tout au plus, le reste de la journée étant consacré à des activités non productives, des cérémonies, des rituels, des commérages, des jeux... » (p. 92)

7. « Refuser l'inconditionnalité [du revenu], c'est généralement défendre le versement de formes conditionnelles de revenu. Or toute condition d'accès est nécessairement une condition d'exclusion.
D'où cette question délicate : à quelles conditions une société juste peut-elle refuser à certains de ses membres l'accès à un niveau de vie décent ? Lorsqu'ils sont sans emploi depuis trop longtemps, et ce sans pouvoir justifier d'une raison "valable" ? Lorsqu'ils n'entendent pas en rechercher activement un nouveau, alors qu'ils en sont tout à fait capables ? Lorsqu'ils ne se résolvent pas à accepter les conditions de travail et de rémunération qui vont avec les "métiers en tension", ceux que l'on est censé trouver si simplement en traversant la rue ? Lorsqu'ils s'entêtent un peu trop à refuser des boulots à la con, des boulots de merde, ou qu'ils renoncent durablement à participer à l'absurde effort de surproduction nationale ? Toutes ces conditions reposent, explicitement ou non, sur l'idée qu'il n'y aurait que dans l'emploi que nous pourrions à coup sûr faire valoir une contribution valable au bon fonctionnement de la société. » (p. 98)

8. « En fin de compte, plus encore que la répartition des revenus, ne serait-ce pas plutôt la division du travail qu'il faudrait dans un premier temps remettre en cause ?
Cette division qui nous paraît si naturelle ne l'est en fait pas du tout. [Selon Everett Hughes...] la division du travail ne se développe pas principalement sur une base technique et dans une logique d'efficacité, mais plutôt sur une base morale, et dans une logique d'évitement du "sale boulot". En effet, cette division morale du travail consiste essentiellement à déléguer l'immoral, l'impur, le sale, en somme, l'indésirable, à d'autres (aux subordonnés, aux stagiaires, aux moins qualifiés, aux précaires et aux subalternes). Cette délégation du sale boulot dont parle Hughes revient en fait à le reléguer systématiquement et autant que possible vers le bas de l'échelle sociale. De quoi alimenter une nouvelle "théorie du ruissellement", bie, plus réaliste que la première (qui veut que les hauts revenus des plus riches finissent tôt ou tard par profiter aux plus démunis). Il en découle alors une hiérarchie des rôles sociaux qui prend bien sûr la forme de chaînes de commandement (qui donnent justement le pouvoir de déléguer), mais qui, concrètement, se traduit surtout par une proportion plus ou moins grande de tâches ingrates à gérer au quotidien, suivant la place qu'on occupe dans cette hiérarchie. » (pp. 135-136)

9. « Nous pouvons d'ailleurs décliner cette logique de plancher et de plafond de revenu sur plusieurs registres pour mieux en saisir l'importance. Sur le plan des salaires, il s'agit d'assurer un plancher de dignité et de ne pas crever le plafond de l'obscénité. Sur le plan social, préservons tout le monde du mépris et du risque d'exploitation. Sur le plan écologique, fixons un plancher de subsistance, en prenant soin de ne pas dépasser un plafond de surexploitation du vivant. Enfin, sur le plan démocratique, au plancher de la participation doit répondre un plafond de la domination et de la confiscation du pouvoir. En effet, lorsqu'ils deviennent trop importants, les écarts de revenus finissent par remettre en cause l'effectivité même de l'égalité démocratique. De fait, de quelle égalité parlons-nous lorsque certains peuvent s'offrir des médias et influer sur leur ligne éditoriale, financer, aux frais des contribuables, des partis défendant leurs intérêts, et peser, par tous ces canaux et bien d'autres, sur la définition de l'agenda politique ? Et l'objection consistant à affirmer qu'un tel plafonnement des rémunérations est tout simplement inenvisageable, car les plus riches s'y opposeront ou menaceront de quitter le pays, ne vient que confirmer cette distorsion injustifiable de l'égalité démocratique. » (pp. 148-149)

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