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[Soyons woke | Pierre Tevanian]
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Posté: Sam 11 Oct 2025 4:15
MessageSujet du message: [Soyons woke | Pierre Tevanian]
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Se situant à mi-chemin entre le pamphlet de dénonciation antifasciste et l'essai de philosophie politique, cet ouvrage s'attelle à démontrer que le réquisitoire antiwokiste qui revient fréquemment dans le discours médiatique (et qui fait désormais l'objet d'une vaste bibliographie) sert volontairement ou involontairement le projet politique de la promotion, dans un futur proche, de l'accession de l'extrême droite aux commandes de la France.
Du côté de sa mise en situation dans l'actualité politique française, le livre s'ouvre effectivement par la révélation, passée assez inaperçue dans les colonnes du quotidien _L'Humanité_ le 19 juillet 2024 pour cause d'actualité électorale, d'une conspiration politique fomentée par un certain milliardaire, Pierre-Edouard Stérin, désignée par le nom en code de « Projet Périclès », acronyme de : « Patriotes/Enracinés/Résistants/Identitaires/Chrétiens/Libéraux/Européens/Souverainistes », et financée à la hauteur de 150 millions d'euros à déployer sur dix ans, afin de créer, à travers les médias audiovisuels, les réseaux sociaux et les « influenceurs », les conditions de la réalisation d'un tel dessein politique par la propagande. Selon les révélations du document intercepté et rendu public, parmi les 3,5 millions d'euros déjà dépensés, la lutte contre le « wokisme » aurait mobilisé 35% du montant alloué, en première place devant « l'immigration » (30%), « le socialisme » (12%), « la défense de la culture et morale chrétienne » (10%) et « l'islamisme » (8%).
Du côté de l'essai de philosophie politique, en revanche, l'auteur qui est co-animateur du collectif « Les mots sont importants » et spécialiste de la généalogie de la sémantique du discours de l'extrême droite en France, co-auteur notamment de deux excellents ouvrages sur la « lepénisation des esprits », retrace les mécanismes argumentatifs et les contenus conceptuels de l'antiwokisme français, en particulier vis-à-vis de l'usage détourné que celui-ci fait de la philosophie des Lumières.
En particulier, le Chap. 1er se penche sur l'accusation par l'éditorialiste Renaud Dély que la gauche aurait trahi l'esprit des Lumières et les idéaux du progrès ; cette accusation se fonde sur les arguments qui sont généralement utilisés par les plumes « antiwokistes » : « l'hybris de la raison critique », « l'hybris de la subversion » et « l'hybris de la distinction et de la sophistication ».
Le Chap. 2 est consacré en particulier à déconstruire l'antiwokisme d'un certain Jean-François Braunstein, en utilisant principalement Diderot.
Le Chap. 3 réfute la critique de gauche du wokisme par la philosophe Susan Neiman. Chez elle également, la référence aux Lumières apparaît incomplète et parfois erronée dans son objet.
Le Chap. 4 revient sur l'actualité médiatique, en particulier sur la polémique autour de la nomination de l'écrivain Sylvain Tesson comme « parrain » de l'édition 2024 du Printemps des poètes. L'argument de « la jurisprudence Céline » est analysé dans le cadre de l'antiwokisme appliqué aux arts et aux lettres.
Le Chap. 5 se penche sur les relations nombreuses mais complexes entre l'antiwokisme et le lepénisme, en donnant quelques aperçus très intéressants sur les raisons et la manière dont les deux sont devenus médiatiquement hégémoniques.
Enfin le Chap. 6 constitue la « pars construens ». L'auteur « prend le parti d'assumer franchement le stigmate, et même de le revendiquer. Au-delà d'une posture strictement défensive […] Pierre Tevanian investit en positif la question, en clamant haut et fort que si ledit wokisme n'existe pas, ou pas encore, ou pas beaucoup, alors il faut l'inventer ! » (couverture de l'ouvrage). L'argument consiste dans la réfutation de « l'immoralisme » en politique, tel qu'il émerge en quatre glissements successifs (« Thèses 1 à 4 ») à partir de la question ancienne en philosophie politique de la séparation entre éthique individuelle et morale politique.
Personnellement, n'ayant pas un goût prononcé pour l'actualité, même dans les duels intellectuels qui sont parfois médiatiques et éphémères, ma préférence va aux parties du livres concernant les concepts et les temps longs. Je comprends cependant que les démonstrations y compris sur la généalogie des concepts et leurs glissements sémantiques ainsi que leurs instrumentalisations politiques requièrent des preuves précises, ancrées dans des moments et des événements spécifiques, tels des discours de politiciens ou des articles de presse et critiques d'ouvrages. Je comprends aussi que la prose de l'auteur doive s'adapter tout à tour aux exigences des deux natures du texte.



Table [avec appel des cit.]

Introduction : Ce nouveau spectre qui hante l'Europe [cit. 1, 2]

1. Vous avez dit « Lumières » ?

2. Du rêve de D'Alembert aux cauchemars de Braunstein

3. L'antiwokisme peut-il être de gauche ? [cit. 3, 4]

4. L'exception littéraire mise à nu

5. Antiwokisme, lepénisme et lepénisation [cit. 5, 6]

6. Plaidoyer pour les bons sentiments [cit. 7, 8, 9]

Conclusion. Woke on the wild side !



Cit. :


1. « Il s'agit d'abord de remonter plus avant dans la généalogie historique, et de montrer que la panique antiwokiste n'est pas la simple continuation des campagnes néoconservatrices lancées il y a trente ans contre le "politiquement correct", mais que plus fondamentalement elles s'enracinent dans un mouvement qui existe depuis longtemps, fondateur de la modernité occidentale – et avant cela de son ancienneté et de son antiquité ! À partir d'un échantillon aussi médiocre que représentatif […], je rappelle notamment […] la manière dont le réquisitoire antiwokiste répète, sans le moindre écart créatif, une palette argumentative usée jusqu'à la corde (notamment les procès en déraison, arrogance et sociopathie), dont les cibles furent, depuis l'antiquité grecque jusqu'au mouvement existentialiste, en passant surtout par la sacro-sainte "Philosophie des Lumières", à peu près tous les efforts de pensée émancipatrice. » (pp. 15-16)

2. « Au-delà du travail de débunkage, de critique et de généalogie du réquisitoire antiwokiste, il m'a paru en effet opportun d'assumer le stigmate, et même de le revendiquer. De passer en somme au-delà de la réponse strictement défensive – et légitime au demeurant – consistant à faire valoir premièrement que le wokisme n'existe pas (au sens où aucun dogme constitué, aucun clergé unifié, aucun parti organisé ne rassemble tous les groupes ou individus qui s'engagent dans des luttes qualifiées de woke) ; deuxièmement, que les dits wokistes n'ont de toute façon pas l'envie qu'on leur prête de "censurer" leurs adversaires, et moins encore de les "purger", de les "lyncher" ou de les envoyer sur des "bûchers" ; troisièmement, qu'ils n'en ont de toute façon pas le pouvoir, quand bien même ils en rêveraient ; quatrièmement enfin, que ce sont plutôt les antiwokistes, ceux qui jouent les libertaires, les dissidents et les réprouvés, qui passent le plus clair de leur temps à réclamer – et trop souvent obtenir – des interdictions, des mises à l'index et de la répression, y compris étatique, contre celles et ceux qui ne pensent pas comme eux.
Car au-delà de ces quatre vérités, il est important d'investir "en positif" la question du wokisme et celle de la cancel culture, en clamant haut et fort que s'ils n'existent pas (ou pas encore, ou pas beaucoup), il faut les inventer. Et qu'il est en fait très judicieux de valoriser et cultiver l'éveil, la vigilance et le travail sur soi plutôt que l'assoupissement, le sommeil de la raison, le laisser-aller et l'infatuation, comme le font ces adversaires qu'il faut bien appeler les "sleepistes". Et qu'il s'agit même de la meilleure des hygiènes intellectuelles. Et que faire de l'égalité radicale de toutes et tous, de chacun et chacune, le socle d'une "religion", c'est-à-dire le point axiomatique, sacré, non déconstructible, à partir duquel tout le reste doit être reconsidéré, désacralisé et déconstruit, est un programme philosophique, éthique et politique tout à fait fécond et salutaire, urgent même – et pas si éloigné du projet des Lumières. » (pp. 18-19)

3. « On suit en effet sans difficulté Susan Neiman lorsqu'elle rappelle, exemples à l'appui cette fois-ci, que "la défense d'on ordre dit naturel" permet de "justifier" toutes les "oppressions" – sociales, raciales, patriarcales – en les prétendant "inéluctables", et lorsqu'elle ajoute qu'un des plus puissants leviers de contestation contre cette prétendue naturalité est "l'appel à la raison pour soumettre ce type d'affirmation à un examen scrupuleux". […] Mais ce que Susan Neiman ne voit pas, ce qu'en tout cas elle n'intègre à aucun moment dans ses analyses, c'est le fait que justement, cette nécessaire extension du domaine de la raison critique n'a pas vraiment eu lieu, ou qu'elle n'a plus lieu aujourd'hui, du moins dans les secteurs du monde intellectuel et politique qui crient le plus fort leur attachement à la tradition des Lumières. Pour ce qui concerne la France en particulier, la référence aux Lumières n'est quasiment jamais mobilisée dans le débat public pour questionner la naturalité et la sacralité du Marché, et moins encore pour interroger la Différence des sexes. Ces deux Idoles sont même soigneusement épargnées […]
Ces intellectuels continuent pourtant de se réclamer de "la raison". Mais c'est une raison qui n'a plus rien de critique, et qui se définit même comme l'exact contraire d'une puissance critique : une capacité d'acceptation illimitée de l'état de fait, un renoncement à toute contestation, et un bannissement de tout questionnement. Ce qui est défendu comme "raisonnable" n'est pas de "défier" la loi du Marché ou la nécessité d'une "maîtrise des dépenses publiques", mais de la "déifier", en s'inclinant devant sa nécessité. » (pp. 60-61)

4. « En somme, une fois encore, Susan Neiman oppose et met en concurrence deux dispositions mentales qui dans la réalité sont absolument solidaires et indissociables : de même que l'idée de justice n'est pas éclipsée et remplacée par l'analyse des rapports de pouvoir, des inégalités et des dominations, mais plutôt actualisée et mise au travail dans ces analyses, de même les progrès déjà accomplis ne sont pas oubliés et piétinés par les condamnations implacables du présent, mais au contraire reconnus et honorés dans – et par – ces jugements.
Je suivrai donc volontiers Susan Neiman lorsqu'elle définit l gauche par trois principes : le choix de "l'universalisme" contre le "tribalisme" (entendu comme ethnocentrisme, chauvinisme et "préférence nationale"), l'engagement pour une justice transcendant les rapports de pouvoir, et enfin la croyance en un progrès social non pas inéluctable mais possible. Je la suivrai aussi lorsqu'elle valorise le pouvoir démystificateur de la raison critique. Le seul problème – mais il est de taille – est que tous ces "marqueurs de gauche" correspondent plutôt bien à la théorie et à la pratique de ceux qu'on nomme les wokistes, et qu'a contrario, c'est du côté antiwokiste, et bien souvent sous la bannière des Lumières, que l'on voit aujourd'hui parader le "tribalisme" et le rejet de l'autre, le mépris de la justice, la haine du progrès, la haine de la raison critique et la survalorisation d'une autre raison : celle du plus fort. » (pp. 68-69)

5. « […] l'antiwokisme et le lepénisme demeurent deux phénomènes distincts – le vote lepéniste pouvant par exemple être assumé par certains électeurs sans passer par la case du discours antiwokiste, et l'antiwokisme réciproquement pouvant être une manière de rallier des positions réactionnaires et racistes extrêmes sans s'affilier politiquement et électoralement à l'extrême droite. Mais la mise en relation me paraît légitime, et même nécessaire, pour deux raisons. La première est que sans se recouper […] les deux phénomènes partagent une même matrice (la haine de l'égalité) et les mêmes ennemis (les minorités ethno-raciales et sexuelles, la gauche radicale). Ils partagent aussi les mêmes stratégies rhétoriques : l'esthétique du déclin et de la perdition, le jeu sur la peur, la répétition en guise de démonstration, le raccourci, l'amalgame et la montée en épingle des faits divers, le recours aux pures et simples contre-vérités, ou encore l'invocation médusante du "bon sens", de "l'évidence" et de la tautologie (la France aux Français, un homme est un homme et une femme est une femme, un enfant doit avoir un papa et une maman, on est chez nous et on ne peut pas accueillir toute la misère du monde). Le lepénisme et l'antiwokisme ont donc l'un comme l'autre besoin d'un certain état du champ médiatique, pour que leur mode opératoire tout à fait singulier soit toléré et même encouragé, voire érigé en règle du jeu pour l'ensemble des débateurs. [...]
Mais il y a une seconde raison de rapprocher les campagnes antiwokistes et la progression de l'extrême droite organisée jusqu'aux portes du pouvoir de l'Etat, un lien en un sens plus immédiat, presque trivial. À la veille du scrutin de tous les dangers que fut le second tour des élections législatives, le 7 juillet 2024, paraissait dans _Le Figaro_ une tribune d'un cynisme ahurissant, se réappropriant le concept antifasciste de "vote barrage" pour en faire un instrument de ralliement au fascisme – et cela, qui plus est, au nom de la lutte contre l'antisémitisme. Une tribune proprement "alter-factuelle", donc, élevant le racisme antijuif au-dessus des autres menaces racistes, et imputant ce racisme aux partis de gauche plutôt qu'à l'extrême droite, appelait explicitement à voter partout pour les candidats encore en lice contre le Nouveau Front populaire – c'est-à-dire, dans une majorité de circonscriptions, pour le Rassemblement national. […]
La jonction entre lepénisme et antiwokisme n'a même plus à être faite par la pensée : elle s'est opérée dans la réalité. » (pp. 79-81)

6. « À cette calamiteuse stratégie de l'alignement [des politiques] est venue s'ajouter une forme de fascination du monde médiatique pour Jean-Marie Le Pen, en tout cas dans la petite caste des éditorialistes multimédias. Tout s'est passé comme si cette élite sociale était tellement surpayée, engoncée dans ses bonnes manières et coupée d'une foule de réalités, en particulier celles dont s'empare l'extrême droite (le chômage, l'insécurité, l'immigration), que le personnage Le Pen d'une part (son élocution éructante, son cabotinage viriliste, sa grossièreté) et ses succès d'autre part sont apparus à cette élite comme les preuves ultimes d'une connexion puissante avec le peuple. Et à force de le croire, et donc de le dire sur toutes les antennes, et donc de le faire croire dans l'opinion publique, cette fascination est devenue performative : Jean-Marie Le Pen a fini par gagner une réelle "popularité". […] Les bons sondages ou les scores électoraux en hausse ont immédiatement été traduits en légitimité populaire, et les préjugés de classe ont fait le reste : la grande bourgeoisie se figure la psyché du "bas-peuple", dont elle ignore tout, en projetant sur elle ses plus bas instincts. Racisme, xénophobie, "chacun pour soi" : tout cela ne saurait être que "populaire", "ouvrier", "déclassé".
Une telle fascination n'est possible, au demeurant, que sur un certain fond socio-psycho-affectif, dont la caractéristique première est une terrible frivolité, une terrible insouciance, une terrible indifférence envers tout ce qui concerne la vie des étrangers, des immigrés ou des Français appartenant à une minorité ethnique. » (pp. 83-84)

7. « C'est aussi cette opposition entre "le politique" et "l'émotionnel" – ou "l'indignation" – qui est au principe de la subversion macroniste, et de son sidérant relativisme moral.
Ce "sens commun immoraliste" dont je parle n'est pas vraiment nouveau, mais il se porte particulièrement bien aujourd'hui, à droite et à l'extrême droite mais aussi, hélas, au sein de la gauche et de l'extrême gauche. Il nous dit en substance ceci : que se battre pour autre chose que sa gueule ou celle de son clan, se battre pour d'autres que soi, au nom d'impératifs éthiques comme la solidarité et l'égalité, est au pire une tartufferie, une posture aristocratique et "donneuse de leçons" ou un luxe de nanti (qu'on dise "bobo", "bourgeois" ou "blanc", selon la place occupée sur le spectre politique, ou le segment de marché convoité), au mieux un aimable enfantillage, une lubie de "curé", de "pleureuse", de "vierge effarouchée" ou de "dame patronnesse". Un passe-temps pas très viril en tout cas, et donc pas très sérieux. En somme une attitude 'déplacée', tant dans le champ de l'Art que dans celui du Politique – l'un et l'autre étant définis par un rapport à la morale qui n'est ni complexe ni dialectique : celui de la stricte extériorité. À gauche comme à droite, que l'on invoque Céline, Sade ou Georges Bataille, Nietzsche ou Carl Schmitt, Machiavel ou Philippe Muray, Jean Genet ou Mao Zedong, que l'on dise "moralisme" ou "moraline", "prêtrise" ou "catéchisme", "bien-pensance" ou "humanisme abstrait", "wokisme" ou "tyrannie de la bienveillance", la cible est partout la même : il s'agit de toute expression artistique ou politique d'un sentiment moral – pour dire la vérité : d'un sentiment qui se fonde sur autre chose que l'acceptation cynique de la loi du plus fort et de la défense exclusive d'un intérêt personnel, clanique ou "campiste". » (p. 94)

8. « Mais nos "immoralistes" n'en restent pas là. Un second glissement les mène de cette 'Thèse 2' déjà contestable ("Il n'est 'pas nécessaire d'avoir' des bons sentiments") à une 'Thèse 3' qui l'est plus encore : "Il est 'nécessaire de ne pas avoir' de bons sentiments". Les bons sentiments ne sont plus simplement superflus mais 'contre-indiqués'. L'antiracisme par exemple doit selon cette vision, pour gagner ses galons d'antiracisme politique, se poser comme étant avant tout une autodéfense des "siens", et se garder d'exprimer trop ostensiblement un fondement moral (comme le principe d'égalité) ou une solidarité avec 'd'autres groupes racisés' (ou d'autres groupes opprimés comme les femmes ou les minorités sexuelles).
[…]
Tout se passe également comme si le 'réalisme', vertu cardinale en politique, se cristallisait dans une représentation du réel singulièrement "allégée", expurgée de tout fait moral, déniant toute existence et toute force historique aux besoins humains autres que "bassement matériels", et aux pulsions ou aux dynamiques collectives autres qu'"étroitement égoïstes". Une vision que dément, depuis des siècles, toute l'histoire des luttes sociales en général, et celle des soulèvements en particulier. Les réalistes autoproclamés, disait malicieusement Jacques Rancière, sont toujours "en retard d'un réel".
[…]
Mais ce n'est pas tout : un troisième et dernier glissement fait passer de cette 'Thèse 3', selon laquelle l'absence de tout bon sentiment est 'nécessaire', à une 'Thèse 4' selon laquelle cette absence est 'suffisante'. Il suffirait en somme, pour faire du Grand Art, ou pour appartenir au club très sélect de ceux qui sont "dans le Politique", d'être immoral et de le signifier verbalement. C'est ce que l'on pourrait appeler "la prime à la dégueulasserie", ou le "double standard immoraliste".
Dans le cinéma, par exemple, j'ai toujours été frappé par l'excès de zèle critique dont faisaient l'objet les films qui donnent à voir frontalement, dans toute sa violence, une oppression (par exemple raciste, sexiste ou homophobe), et par la propension, proche du réflexe conditionné, qu'avaient alors les critiques – spécialement en France, il faut bien l'avouer – à considérer ces films, quelle que soit la finesse de leur construction ou de leur mise en scène, comme des films "militants", donc trop "didactiques", donc trop "manichéens" – et donc en dernière analyse comme des œuvres ne relevant pas tout à fait du domaine de l'Art avec un grand A. » (pp. 99-101)

9. « Enfin, on ne saurait ignorer le fait qu'aujourd'hui, dans la vraie vie, face au sort des Juif.ves comme face à celui des musulman.es, celui des Arménien.nes comme celui des Palestinien.nes, celui des femmes comme celui des homos, le bourgeois est moins souvent choqué que blasé, indifférent, voire cynique – quand il n'est pas lui-même amateur d'"humour noir" et d'"incorrection". Il y a un moment déjà que "la morale" et "les bons sentiments" ont rejoint le "droits-de-l'hommisme" – ainsi qu'un avatar plus récent : le "wokisme-qui-fait-le-jeu-du-libéralisme" – au rayon des concepts-repoussoir qui permettent à l'extrême droite fasciste de communier avec la droite néoconservatrice, la "gauche souverainiste" et même une partie de la "gauche radicale" et des "anti-impérialistes". » (p. 107)

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