À une époque où j'étais assez féru d'Histoire contemporaine et surtout de modélisations géopolitiques du système des relations internationales de la Guerre froide, étrangement j'avais négligé le Cambodge au profit du Vietnam. Pourtant son histoire récente est emblématique et sans doute encore plus tragique que celle de son plus puissant voisin oriental. De même, au début des années 2000 lorsque je lisais Terzani très assidûment, je ne m'étais pas arrêté sur ses chroniques cambodgiennes (pas encore réunies dans un ouvrage), bien que j'aie su que c'était bien dans ce pays que, le lendemain de la prise du pouvoir par les Khmers rouges, il avait été tenu en joue par l'un d'eux et avait frôlé la mort pendant de longues heures.
Cet ouvrage retrace, à travers les reportages de Tiziano Terzani, qui était correspondant du magazine allemand _Spiegel_ en Asie et reporteur pour plusieurs quotidiens italiens, et qui se rendait donc très souvent sur les théâtres des multiples conflits régionaux asiatiques entre 1970 et la décennie 1990, l'histoire mouvementée du Cambodge, qui peut se résumer synthétiquement par les étapes suivantes :
- 1953 : décolonisation de la France obtenue par le roi Sihanouk
- 1970 : renversement de Sihanouk par la CIA et bombardements par les troupes américaines de la guérilla communiste vietnamienne ainsi que des Khmers rouges de Pol Pot, s'opposant au régime philo-américain du général Lon Nol
- 1975 : conquête de Phnom Penh par les Khmers rouges, évacuation de la capitale, début des purges et des massacres
- 1979 : invasion du pays par les Vietnamiens soutenus par les Soviétiques, formation du gouvernement Heng Samrin, installation dans la région frontalière de la Thaïlande de la guérilla des Khmers rouges soutenue par la Chine et les États-Unis
- 1985 : nomination de Hun Sen, ex-chef d'un régiment khmer rouge, comme Premier ministre
- 1989 : retrait des troupes vietnamiennes du Cambodge en relation avec la Perestroïka, rétablissement de l'économie de marché
- 1990 : création de l'Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (UNTAC)
- 1993 : élections : Sihanouk proclamé roi, Hun Sen et le prince héritier Ranariddh nommés Premiers Ministres à égalité
- 1997 : coup d’État de Hun Sen qui devient le seul chef du gouvernement
- avril 1998 : mort de Pol Pot dans un village près de la frontière thaïlandaise
- 2003 : accord entre l'ONU et le gouvernement cambodgien sur la création d'un tribunal international qui jugera les principaux responsables khmer rouges pour crimes contre l'humanité.
On s'aperçoit donc que la fin de la guerre du Vietnam comporte plusieurs décennies de conflits armés internationaux, de guerres civiles, de massacres, de déportations de masse entre les villes et les campagnes avec les famines et épidémies conséquentes, de changements de régimes et d'autres horreurs politiques importées dans le petit pays comptant à peine 6 millions d'habitants khmers par les convoitises expansionnistes ou hégémoniques des voisins (Vietnam, Thaïlande), inscrites dans les stratégies des puissances globales qu'étaient les États-Unis, l'Union Soviétique et la Chine. Une histoire terriblement sanglante dans laquelle périt sans doute un tiers de la population, sans compter les exilés, et dont les séquelles durèrent longtemps.
Mais ce qui est sans doute le plus inspirant dans cet ouvrage, c'est d'observer la maturation politique et humaine de Tiziano Terzani, grand homme, reporter hors pairs. Débarqué en Asie avec un solide bagage de sinologue et une admiration pour Mao très partagée dans sa génération, il couvre les vicissitudes des guerres de décolonisation avec les espoirs révolutionnaires des observateurs de gauche, il s'indigne contre l'ingérence impérialiste américaine qui bombarde impunément des contrées dans le monde entier, il appelle les Khmer rouges « partisans » et se méprend complètement à leur sujet. Mais assez rapidement, il commence à se méfier d'un régime qui n'autorise pas la presse étrangère, il commence à prêter du crédit aux récits des réfugiés qui quittent le Cambodge, tout en gardant le doute. Enfin, de sa position privilégiée, il est parmi les premiers journalistes à pouvoir pénétrer de nouveau dans le pays « envahi » ou « libéré » par les Vietnamiens, il est effaré par les carnages évidents et les barbaries supposées, mais il maintient une position nuancée sur les agissements et les motivations des uns et des autres. À partir de 1985, sa condamnation de Pol Pot et des Khmers rouges se transforme en un appel à la gauche à repenser radicalement ce qu'il y a de funeste dans la prétention que les révolutionnaires nourrissent d'instaurer « l'homme nouveau », issu de l'utopie de faire table rase de la culture, des valeurs, des savoirs traditionnels. Cet appel n'est pas du tout entendu par les partis communistes occidentaux. Plus tard, devant le double scandale du soutien occidental apporté aux Khmer rouges, pragmatique et cynique en dépit de l'idéologie, et de la corruption, de la violence, de la misère apportées par la réintroduction de l'économie capitaliste, y compris durant l'administration « proconsulaire » des Nations unies, il développe un profond scepticisme vis-à-vis de la capacité du politique à rendre justice, et adopte même une posture de méfiance radicale par rapport à « la capacité morale à s'indigner » de l'humanité. La question cambodgienne n'est naturellement pas la seule raison de son désarroi : son séjour en Chine se concluant par des accusations mensongères et son expulsion, sa déception face au Japon, et enfin sa maladie le conduiront à l'éloignement du journalisme, ou plus exactement à s'abstenir de « s'intéresser aux événements », afin d'embrasser la réflexion plus haute, plus philosophique, plus transcendante que lui permettront ses ouvrages successifs.
Mais il reste ici, dans le format très contraignant d'articles de quelques centaines de lignes, où le décryptage d'événements éloignés de l'Europe, donc souvent assez obscurs et douteux, saisis sur le vif de l'actualité semble laisser peu de loisir à la réflexion de grande halène sur « la révolution », « la justice sociale », « les traumas collectifs de l'Histoire », la preuve d'un défi élégamment relevé, d'une lucidité jamais égaré, même dans des conditions extrêmes de péril et d'inhumanité.
Cit. :
1. Angela Terzani Staude in : Avant-propos : « Après avoir vu ce film, Tiziano a décidé de faire le bilan de ses expériences avec le communisme et de le faire publiquement. Certes, les Américains avaient tort de toujours répéter les mêmes erreurs fatales de politique étrangère partout dans le monde, comme Tiziano l'avait écrit à propos de Tom Enders, le chargé d'affaires américain à Phnom Penh, quand il l'avait rencontré à l’œuvre au Nicaragua en 1982 ; mais Tiziano lui-même avait tort s'il n'admettait pas ses propres responsabilités idéologiques quand les dictatures du prolétariat se révélaient fatales à leur tour.
Le 29 mars 1985 parut dans _La Repubblica_ un de ses longs articles auquel le journal a donné pour titre "Pol Pot, je ne t'aime plus", mais dont on se souvient plutôt sous celui de "Nous avons eu tort". Avec cet aveu, Tiziano espérait ouvrir la voie à un débat aussi au sein de la gauche italienne. Mais il n'y a pas eu de débat, au contraire. Quand, cet été-là, nous sommes allés à Naples pour la fête de l'Unità, différents dirigeants du PCI que Tiziano connaissait et avec lesquels il avait sympathisé, lui ont tourné le dos et ont refusé de lui serrer la main.
"Vous avez raison de dire que nous avons détruit Pékin", lui avait dit un vice-ministre, quelques jours avant son arrestation en Chine, en contemplant le panorama désolant de la capitale du haut de sa fenêtre du ministère de l'Information. "Mais il ne fallait pas l'écrire".
C'est ainsi que pensaient les communistes alors, même en Italie. » (p. 28)
6 mai 1973 : « Une grande partie de la guerre se déroule maintenant entre l'aviation et les partisans, et s'il n'y avait pas les B-52, les Phantom, les F-111 et toute la flotte américaine, employée avant en Indochine et maintenant concentrée vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans le ciel du Cambodge, les villes […] encore aux mains du gouvernement de Lon Nol seraient déjà tombées. La guerre du Cambodge serait finie, Sihanouk rentrerait à Phnom Penh et serait accueilli glorieusement par les gens qui, plus que le regretter lui personnellement, regrettent le temps où le riz coûtait dix fois mains cher qu’actuellement. Officiellement le Cambodge aurait un gouvernement neutre, mais en fait ce serait un gouvernement pro-Pékin ou pro-Hanoï. C'est justement cela que Nixon ne peut pas accepter et c'est pour cela que, d'une manière plus ou moins directe ou couverte, les États-Unis se sont lentement réintroduits en Indochine par la fenêtre cambodgienne après être sortis en fanfare par la porte vietnamienne. » (pp. 40-41)
3. 6 juin 1976 : « Quand les Khmers rouges sont entrés à Phnom Penh, la ville n'avait plus de vivres en réserve. Jour après jour, ses deux millions d'habitants étaient maintenus en vie par le pont aérien américain. Nulle part les Khmers rouges n'avaient de réserves de riz à acheminer vers la capitale. Pour que les gens puissent s'alimenter, le seul moyen était de les envoyer dans les campagnes où même les racines de certaines plantes pouvaient, dans un premier temps, les maintenir en vie.
L'évacuation fut une mesure radicale, draconienne. Elle fut certainement mise en application avec dureté, dans quelques cas peut-être aussi avec cruauté […] ; mais, mise en perspective, ce fut une mesure nécessaire. Le travail plus ou moins forcé de toute la population dans les champs ou à la construction d'un nouveau système d'irrigation fut une décision également dure, mais obligée. Les résultats se voient déjà.
Aujourd'hui le Cambodge produit plus de riz qu'il n'en consomme et a commencé à en exporter. "Le pays est une immense usine", dit Radio Phnom Penh. "Un immense camp de concentration", disent les réfugiés dont beaucoup, d'origine urbaine, ont trouvé "atroce" l'évacuation et encore plus terribles les douze heures de travail par jour imposées à chacun, y compris aux bonzes, aux femmes et aux enfants, pour construire ce que la nouvelle Constitution définit comme un pays "indépendant, pacifique, neutre... sans exploiteurs ni exploités". » (pp. 88-89)
4. 17 mars 1977 : « Un énorme camp de concentration ou un paradis révolutionnaire ? Qu'est-ce que le Cambodge aujourd'hui ?
Un groupe de journalistes chinois rentrés récemment d'une visite au pays de Khmers rouges le décrivent comme "plein de vigueur et de vitalité" avec une population travailleuse, et ils qualifient de "merveilleux" les succès obtenus par le nouveau régime communiste.
Au contraire, les réfugiés qui continuent de s'enfuit du Cambodge, en parlent comme d'un immense camp de concentration où un million de personnes au moins ont été massacrées ou laissées pour mortes, où toute trace du passé est systématiquement détruite et où la population contrainte aux travaux forcés vit continuellement dans la terreur d'être envoyée devant l'Angkar Loeu, l'Organisation supérieure. La sentence est toujours la même : la mort, mais à coup de pelle pour économiser les balles.
Où est la vérité ? Depuis la prise du pouvoir par les Khmers rouges le 17 avril 1975, aucun journaliste occidental n'a été admis au Cambodge et même les rares diplomates des pays socialistes ou d'un pays neutre comme la Suède n'ont guère vu plus que leur résidence ou quelques endroits présélectionnés de la campagne environnante. Les énormes fosses communes, personne ne les a photographiées.
Les uniques photos des camps de travail et d'une exécution qui ont circulé en Occident et ont été publiées avec un grand battage par diverses revues se sont révélées fausses, fabriquées à dessein par les Thaïlandais qui ont tout intérêt à montrer à quel point la vie est terrifiante sous le communisme qui s'infiltre peu à peu dans leur propre pays.
[…]
La vérité est que ces deux descriptions opposées du Cambodge, comme un énorme camp de concentration ou comme un pays révolutionnaire qui soigne avec succès les blessures de la guerre ne sont pas contradictoires. Il n'y a pas de choix à faire entre les deux versions. Il est fort probable que les deux soient vraies : le Cambodge des Khmers rouges est en train de faire des progrès notables pour remettre l'agriculture sur pied, pour atteindre l'auto-suffisance alimentaire, mais il le fait dans la barbarie, au prix épouvantable et inacceptable de la destruction et de la violence. » (pp. 91-92)
5. 7 janvier 1979 : « C'est comme une réplique de la situation de 1975, à la différence qu'aujourd'hui ce sont les Khmers rouges qui sont à la place du gouvernement républicain et les Vietnamiens à la place de la guérilla. Et à la place des Américains, ce sont maintenant les Chinois qui sont les derniers à évacuer leur ambassade pour ne pas accélérer par ce geste la perte de face du régime.
[…]
Le fait que Sihanouk ait quitté Phnom Penh, maintenant à portée de tir pour les Vietnamiens, et qu'il réoccupe une place majeure sur la scène politique cambodgienne, comme l'illustre son arrivée spectaculaire à Pékin, a plusieurs significations. Avant tout, cela veut dire qu'on l'a fait partir pour empêcher qu'il ne tombe aux mains des "rebelles" et des Vietnamiens.
Sihanouk a une valeur politique énorme. Pendant des décennies il a été le symbole du Cambodge et il continue de l'être. Respecté et adoré de la population pour laquelle il est encore le roi-dieu, Sihanouk pourrait donner au régime qui s'installera après celui des Khmers rouges une légitimité qui, pour le moment, fait complètement défaut au "Front uni pour le salut national", "créature" des Vietnamiens. En outre, le fait qu'il réapparaisse accueilli par Deng Xiaoping signifie que la Chine, même si elle ne peut pas empêcher la défaite de son allié cambodgien, a encore une carte à jouer, que ce soit pour faire payer très cher sa victoire à Hanoï (Sihanouk parlant à l'ONU contre l'invasion aura un poids considérable) ou en vue d'une éventuelle solution politique future qui minimise l'échec de Pékin.
Une fois terminée sa mission à New York, Sihanouk retournera à Pékin et, sous protection chinoise, il sera de nouveau le symbole du Cambodge en exil. » (p. 117)
6. 29 mars 1985 : « Les Khmers rouges n'ont pas été une aberration, ils sont les fils idéologiques de Mao Zedong. Ils ont été élevés et tenus sur les fonts baptismaux en Chine ; et en cela, la Chine a d'énormes responsabilités. Pékin savait et approuvait. Les grands massacres de Phnom Penh entre 1975 et 1979 ont eu lieu dans le lycée Tuol Sleng, à quelques dizaines de mètres de l'ambassade chinoise où non seulement on pouvait entendre les hurlements des victimes, mais où l'on tenait les comptes des gens qui étaient éliminés. Pendant les années que j'ai passées à Pékin, j'ai entendu parler d'un diplomate chinois interné dans un hôpital psychiatrique : il avait été en poste à Phnom Penh ; témoin et complice de l'holocauste, il était devenu fou.
William Shawcross dans son livre _Sideshow_ situe l'origine de la brutalité des Khmers rouges dans leur état de victimes de la brutalité des bombardements américains massifs, mais ceci ne peut être qu'une circonstance aggravante. La vérité, comme je disais, est que les Khmers rouges sont le produit d'une idéologie. Pol Pot n'est pas un fou ; ce qu'il a essayé de faire au Cambodge est la quintessence de ce que tout révolutionnaire voudrait réaliser : une société nouvelle.
C'est la même chose par exemple qu'a cherché à faire Mao avec la révolution culturelle. Les actes de Pol Pot font plus grande impression, apparaissent plus inhumains seulement parce que Pol Pot a réduit le temps de leur réalisation et est allé directement au cœur de la question.
Comme tous les révolutionnaires, Pol Pot avait compris qu'on ne peut pas faire une nouvelle société sans d'abord créer des hommes nouveaux ; et pour créer des hommes nouveaux, il faut d'abord éliminer les hommes anciens, détruire la vieille culture, effacer la mémoire. D'où le projet des Khmers rouges de balayer le passé avec tous les symboles et avec tous les porteurs de ses valeurs : la religion, les intellectuels, les bibliothèques, l'histoire, les bonzes. Cela aurait permis de former des hommes sans mémoire, d'élever des enfants semblables à des pages blanches sur lesquelles Angkar, le Parti communiste, pourrait écrire ce qu'il voulait. » (pp. 174-175)
7. 5 mai 1991 : « Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment se peut-il qu'une société que les horreurs de Pol Pot avait mis à terre, où les classes sociales avaient été effacées, reproduise les anciennes contradictions au risque de faire revenir au pouvoir les anciens assassins ?
De cela aussi l'embargo occidental est en partie responsable.
En 1979, au lieu de se consacrer à la reconstruction de leur pays comme il aurait été juste de le faire, les Cambodgiens qui sortaient des "camps de la mort" de Pol Pot se sont retrouvés impliqués dans une nouvelle guerre civile parce que le monde occidental a refusé de répondre à leurs besoins et a apporté son aide à leurs ennemis. L'invasion vietnamienne était parvenue à renverser le régime de Pol Pot, mais pas à éliminer les Khmers rouges. Les hommes responsables du génocide s'étaient réfugiés dans les zones montagneuses aux confins de la Thaïlande et de là, avec l'aide de la Chine, ils ont repris la guérilla contre le nouveau régime de Phnom Penh et les 200.000 soldats vietnamiens restés dans le pays pour le soutenir. Très vite, deux groupes de guérilleros soutenus par les États-Unis et, indirectement, par d'autres pays occidentaux se sont alliés aux Khmers rouges : le groupe républicain conduit par Son Sann et le groupe monarchiste de Sihanouk.
Le tournant a eu lieu en 1989. Alors que le monde socialiste était en recul et que l'Occident poussait Phnom Penh à changer de politique en échange d'une vague promesse de reconnaissance et d'aides, le régime de Heng Samrin et de Hun Sen a adopté une série de réformes qui ont autorisé la religion, aboli les structures économiques socialistes, libéralisé le commerce et réintroduit la propriété privée.
C'est le 1er mai 1989 que sont nés les nouveaux millionnaires du Cambodge. À cette date, quiconque occupait une villa, un appartement ou une simple chambre en est devenu le propriétaire légitime. Ceci a manifestement favorisé les fonctionnaires du nouveau régime qui avaient été les premiers à revenir à Phnom Penh et avaient occupé les bâtiments les plus centraux et les plus spacieux. […]
La même chose s'est produite dans les campagnes. Les champs des communes ont été répartis entre les paysans, créant d'énormes disparités entre ceux qui ont reçu des terrains fertiles et ceux qui ont eu des parcelles improductives. La fin improvisée du socialisme communautaire a de surcroît pénalisé les plus faibles. C'est ainsi que des villes comme Phnom Penh se sont remplies de femmes et d'enfants mendiants. » (pp. 180-181)
8. 28 juin 1993 : « La sécession des provinces orientales sous le prince Chakrapong, qui menaçait de diviser le pays, se termine soudainement et sans effusion de sang. Le fait qu'aussi bien avant qu'après la sécession, Chakrapong ait été reçu officiellement par son père ne laisse aucun doute sur l'identité de celui qui a inspiré ce coup d'échecs.
Ce fut une pièce magistrale de théâtre des ombres qui a montré que, de même que les Khmers rouges pouvaient se tailler une portion du pays à l'ouest, leurs opposants, les hommes de Hun Sen pouvaient se tailler une portion à l'est. Elle a aussi montré que si l'UNTAC insistait pour une solution démocratique, l'ensemble des opérations des Nations unies pourrait se solder par un échec honteux. La communauté internationale ne voulait certainement pas prendre ce risque.
L'UNTAC est l'entreprise la plus coûteuse et la plus ambitieuse de l'ONU et, en même temps, elle sert de test pour sa capacité d'intervention dans le futur. C'est pourquoi elle ne peut pas échouer. Donc, pour permettre à l'UNTAC de se retirer du Cambodge en chantant victoire, la solution de Sihanouk, qui ne respecte pas le résultat des élections mais promet la stabilité au pays, a été préférée à la solution démocratique voulue par l'ONU, solution qui, elle, mène au chaos.
Quant aux Khmers rouges, ils sont exclus de ce gouvernement. Sihanouk les a invités à Phnom Penh pour une discussion "en famille", mais ils ne se sont pas présentés. Ils restent donc dans la jungle et, pour la première fois depuis 1970, Sihanouk n'est plus allié avec Pol Pot et ses guérilleros.
Et les Américains ?
Les choses ne sont pas allées comme ils voulaient. Mais étant donné la nouvelle situation qui s'est créée au Cambodge, il est très peu probable, malgré la nouvelle rhétorique anti-khmer rouges des diplomates américains, que les États-Unis ne continuent pas à soutenir les hommes de Pol Pot d'une manière ou d'une autre.
Ils le font depuis 1979. À l'époque, quand les Vietnamiens ont attaqué le Cambodge et renversé le régime de Pol Pot pour le remplacer par le gouvernement de Hun Sen, les Khmers rouges étaient une puissance éteinte. Pol Pot l'a dit lui-même à l'un de ses fidèles partisans au début de cette année : "En 1979, nous étions sur notre lit de mort". Ce qui a permis aux Khmers rouges de ressusciter, c'est une coalition d'intérêts de la Chine, des États-Unis et des pays anti-communistes du Sud-Est asiatique, la Thaïlande en particulier, dans le but de freiner l'expansion du Vietnam communiste et de nier toute légitimé au régime de Hun Sen.
Le seul homme politique à se rendre compte de ce jeu et de ses implications a été le prince Sihanouk. Quand il est revenu au Cambodge en novembre 1991 en tant que chef d’État parrainé par l'ONU après vingt-et-un ans d'exil, sa destination de choix pour sa première visite officielle à l'étranger était Hanoï. "Sans l'intervention vietnamienne, nous serions tous morts" admet le prince. Mais quelqu'un a empêché cette visite. » (pp. 216-217)
9. mars 1993 et excipit : « Les scènes m'avaient été décrites dans les moindre détails et j'en étais resté très ébranlé. Je le fus encore plus quand je vis sur un des grands bas-reliefs [des temples du site archéologique d'Angkor] les mêmes scènes de torture, de gens écartelés, mis en pièces, tués à coups de bâton et donnés en pâture aux crocodiles. Exactement les mêmes histoires que celles que je venais d'entendre se trouvaient là, sculptées dans la pierre mille ans plus tôt. Une prophétie ? Une mise en garde ? Ou simplement une constatation de l'immuabilité de la vie qui est toujours joie et violence, plaisir et torture ?
[…] Sur le linteau d'une porte, une main antique avait gravé cette phrase : "Le sage sait que la vie n'est qu'une petite flamme secouée par un vent violent".
Chaque fois que je suis retourné au Cambodge, j'ai tout fait pour aller, ne serait-ce qu'un jour, à Angkor. C'était comme si j'avais besoin de retrouver la mesure du monde, comme si, en ne passant même que quelques heures à regarder les ruines, je retrouvais le vrai sens de cette petite flamme et de ce vent. Quand parfois, loin de ces temples, je me sentais submergé par la banalité du quotidien, par le poids de la normalité, mes pensées retournaient à la grandeur d'Angkor, aux bas-reliefs et à leur représentation grandiose de la vie : grandiose dans la joie et dans l'horreur.
Au fil des ans, j'ai continué à suivre les événements du Cambodge jusqu'à ce que ce pays soit devenu pour moi la preuve décourageante qu'au monde il n'y a pas de justice, que l'humanité a perdu la capacité morale de s'indigner et que la vie finit toujours par triompher sur la mort, mais qu'elle le fait de la plus primitive et de la plus cruelle des manières.
Au cours des siècles, Angkor a été lentement phagocytée par la jungle. Maintenant toute l'Indochine est sur le point d'être phagocytée par une jungle de béton bien moins romantique. Des quartiers entiers de veilles habitations sont abattus pour faire place à de nouvelles constructions anonymes. Partout la vieille harmonie qui voulait que les toits des pagodes soient plus hauts que les palmiers et les palmiers plus hauts que les maisons est rompue par les nouvelles silhouettes d'affreuses constructions qui surplombent tout : les maisons, les palmiers, et les pagodes. Triste. Mais faut-il pour autant souhaiter la continuation de la guerre qui bloquerait le "progrès" ? Évidemment non. Et une autre vie ? Pour le moment, je ne la vois venir nulle part en Asie où le passé est rapidement balayé, sans aucun remords. Partout, de la Chine à la Thaïlande.
C'est pour cela aussi que j'ai voulu planter dans la mémoire de mes enfants les graines de la grandeur encore intacte d'Angkor, même en ruines. […] De ces graines, de quelque manière, quelque part, de ces graines continuera à germer une vie qui aspire à la grandeur. »
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