Dans cet essai de 2010 se trouve l'approfondissement relatif au seul sentiment amoureux du vitalisme que Vaneigem a posé comme l'alternative à la civilisation de la mort caractérisant la société économique qui est la nôtre depuis la révolution néolithique. L'amour ainsi situé, sans surprise, s'oppose radicalement au patriarcat, mais aussi au mercantilisme de l'approche de l'appropriation affective du partenaire typique du couple (hétéronormé ?), y compris donc sur les thèmes de la fidélité et la jalousie. Inspiré de loin à Fourier, l'amour pour Vaneigem représente d'abord sa propre expérience libertaire post-Mai 68 d'un papillonnage éternellement revigorant, symétriquement octroyé aux deux sexes. Pourtant, cette conception présentée comme révolutionnaire s'avère être l'une des parties les plus vieillies de sa pensée : l'amour n'est envisagé qu'hétérosexuel, le féminisme que comme la tentative des femmes de s'emparer du pouvoir par une domination de style viriliste, notamment par travail, que l'auteur ne peut que contester au nom de la critique de ce dernier.
Pour qui connaît la pensée de l'auteur, son articulation entre la critique du patriarcat, celle des religions, celle de l'économie d'échange-prédation n'est pas nouvelle, et la manière dont l'amour s'inscrit comme antidote à cette civilisation honnie correspond à une logique connue et acceptée. Il ne surprend pas non plus que l'essai puisse se clore sur une prévision optimiste : « L'amour est l'expression la plus humaine de la vie qui se crée. Le nouveau monde sera amoureux ou ne sera pas », sachant que depuis quelque temps déjà l'auteur anticipe que le système de production-exploitation est moribond, notamment pour des raisons écologiques, et appelle de ses vœux une révolution vitaliste dans laquelle les plaisirs (et notamment l'amour) tiendront lieu et place du travail et de la consommation.
Pourtant, outre les archaïsmes que je viens de signaler, ma déception, qui s'est souvent teintée de véritable ennui, a consisté en autre chose : je m'attendais à ce que la partie centrale et massive de l'argumentation consiste effectivement dans ce qu'annonce la table : « Où se situe, entre amour et haine, le point où la passion s'inverse ? » ; en d'autres termes, j'espérais trouver une argumentation philosophique sur la crise des rapports sentimentaux, affectifs, qui se situe par rapport au capitalisme notamment dans les difficultés de leur surgissement, compte tenu de la nouvelle pratique des sites informatiques de rencontres et des rencontres virtuelles, et de leur pérennité, vis-à-vis de la théorie de « l'amour liquide » de Zygmunt Bauman et dans le même axe que les travaux d'Eva Illouz. De cela, il n'y a presque rien du tout (sauf la cit. 6). À la place, un trop grand espace revient aux remémorations sur son expérience personnelle, de la question de la jalousie à des descriptions parfois frôlant l'érotisme, à des considérations sur les amours intergénérationnelles (l'homme étant envisagé comme celui dont l'âge peut dépasser de cinquante ans celui de sa partenaire...) qui paraissent aussi appartenir à un script sexuel vieilli voire contesté aujourd'hui.
Il reste comme d'habitude la fulgurante efficacité de l'analyse et la merveille incomparable de la prose de l'auteur. Compte tenu de cela, mon choix de cit. s'est parfois éloigné de l'argumentation strictement relative au sujet du livre, pour ne pas me priver des considérations périphériques qui parsèment abondamment tous les ouvrages du grand philosophe belge.
Cit. :
1. « À l'encontre des interprétations mystiques, religieuses ou métaphysiques, je pense que, à l'instant de la mort, le traumatisme reproduit et réactive l'expérience de périple prénatal où l'enfant perçoit, en progressant dans le conduit vaginal, la lointaine lumière du monde où il va naître. La mort parodie le vivant en accouchant du néant.
Quels que soient les sentiments de l'homme et de la femme qui s'étreignent, la conception de l'enfant est, qu'ils le veuillent ou non, un acte d'amour. Recueilli dans le nid maternel, le petit être s'y développe dans les conditions les plus favorables. Or, à la sortie, l'univers qui l'attend ne correspond guère à ses nouvelles espérances. Poucet guidé par la clarté lointaine échoue dans la maison de l'ogre. » (p. 35)
2. « La peur de la féminité, de la nature et de la vie est ce qui change le plus aisément l'amour en haine. De la naissance du patriarcat à son déclin au XXIe siècle, nous n'avons mesuré l'emprise de l'amour qu'à l'aune de ses inversions. L'engorgement des pulsions vitales a été la norme de nos sociétés. Si diverses soient-elles, toutes se fondent sur la dénaturation de l'homme. L'arrogance du mâle trahit sa terreur de la femme castratrice. Dieu, YHWH, Allah ont, d'un commun accord, trouvé dans l'Olympe de Zeus un refuge contre les dents vaginales qu'ils attribuent à la mère terre en l'accusant de dévorer ses enfants. Imagine-t-on plus misérable fantasme que de hérisser d'une mâchoire d'ogresse la merveilleuse caverne dont nous sommes issus ?
L'ignorance, l'hypocrisie et le mépris qui accablèrent si longtemps l'union charnelle cèdent, aujourd'hui seulement, le pas à une intelligence sensible susceptible d'enrichir les mœurs, d'affiner les comportements, d'élargir les champs du savoir. » (pp. 41-42)
3. « Hélas ! Une fabrique d'esclaves jetés sur le marché de l'inutilité lucrative a remplacé la caserne scolaire qui jadis emprisonnait l'élève et que seule dynamitait la révolte sombre et joyeuse. Enseignant hier à la férule et dans l'arrogance, les mentors sont devenus les serviteurs d'un culte qui supplante tous les autres, celui de l'argent, du profit, de la rentabilité diplômée.
Ceux qui tolèrent, avec des protestations aussi vaines qu'indignées, que les mafias internationales et leurs larbins politiques fassent du monde un cauchemar sont les premiers à railler l'aspiration des jeunes générations à restaurer les rêves d'une véritable solidarité humaine. Comme si l'abîme d'amertume où croupit leur existence leur conférait une lucidité condescendante, il taxent d'utopie le refus d'acquiescer à la barbarie dominante. Leur cynique résignation pénètre jusqu'au cœur des adolescents. Que peuvent la conscience, le savoir et l'intelligence si le cœur défaille ?
La plupart des adultes sont des enfants chez qui la vie s'est reniée. Ils traînent une existence avortée et se targuent du progrès technique pour dissimuler la stagnation, voire les régressions du progrès humain. Plus que jamais, l'apprentissage est marqué par une grande peur de le vie, annonciatrice de la grande peur de l'amour. Notre société n'a de cesse de brimer et de refouler une vitalité qui, dès lors, s'exacerbe en un défoulement dévastateur pour s'inverser et s'investir finalement dans une violence mortifère. » (p. 63)
4. « Que la frénésie du comportement amoureux se dévoie en besoin de dominer, et la pire oppression resurgit, tel un tentacule, du passé. En revanche, il suffit à la ferveur affective de mener le jeu pour que la volonté de jouissance révoque la volonté de puissance.
[…]
Concéder à ma compagne les droits mêmes dont je me trouvais favorisé malgré moi me paraissait un acte de justice. J'avais beau jeu d'anathématiser de la sorte l'étouffante possession mutuelle où chacun, contrat de fidélité à la main, supputait, non sans acrimonie, d'éventuels écarts, de possibles trahisons. Quoi de plus méritoire que de briser le carcan de la jalousie où l'amour l'étiolait !
Cependant, aucune liberté ne s'arroge par décret. En tombant peu à peu en désuétude, le dogme de la souveraineté maritale et de la femme soumise a cédé la place à une aliénation plus sournoise. Sous couvert d'unir les amants, l'appropriation affective menace de les plonger dans une atmosphère d'asphyxiante bienveillance. Une manière de préoccupation sourcilleuse instaure alors une loi de l'offre et de la demande où la passion s'épuise à force d'être pesée à l'aune des attentions quotidiennes et des malentendus. Le nid le plus douillet s'emplit d'une animosité que ni bonne volonté conjugale ni promesses de s'amender n'arrivent à dissiper. » (pp. 79-80)
5. « Il n'y a pas d'échange équitable. La balance, où les droits consentis sont jetés en contrepartie des devoirs exigés, est bancale. Mesurer les sentiments leur ôte leur générosité spontanée. […]
L'effet le plus nocif de l'échange, du donnant-donnant, c'est le sentiment de faute. L'impression de ne pas se donner assez à l'autre et, paradoxalement, de lui avoir trop donné alimente la culpabilité et la culpabilisation qu'elle génère.
L'échange est un marché de dupes. Pour qui prend et estime recevoir ce qui lui est dû, rien n'est donné à suffisance. Exiger davantage met l'autre en demeure d'obtempérer comme s'il avait à fournir trêve de nouvelles preuves d'amour. C'est le rocher de Sisyphe. L'effort lasse, la frustration s'accroît. Quel plaisir d'être ensemble résiste à la peur de déplaire ? Quel amour ne souffre de la comptabilité des preuves, que chacun s'estime contraint de fournir ?
Le mercantilisme nous a rendus si suspicieux envers le don qu'il nous faut réapprendre patiemment la générosité spontanée de l'enfance pour révoquer la loi du donnant-donnant, la règle de l'offre et de la demande, qui détermine nos comportements.
Défie-toi du tribunal de l'affection ! Ce qui pèse et se mesure marque la fin du don, sans lequel l'amour prend ses distances avec la gratuité de la vie et donc avec lui-même. » (pp. 82-83)
6. « Les mariages d'intérêt ont cédé la place aux mariages d'esseulement. À la tyrannie des alliances cupides a succédé le mélancolique raccordement des délaissés. N'importe quoi plutôt qu'être seul est le chant désespéré des isolés. Les espaces virtuels du réseau informatique ont fait fructifier le marché des rencontres. Certains y trouvent leur compte. Beaucoup pensent secrètement ce que le triste et cynique Platonov éructe dans la pièce de Tchekhov : "Nous sommes un couple on ne peut mieux assorti... Elle est sotte, et, moi, je ne vaux rien."
Combien de mariages sont moins la rencontre de deux épidermes qu'une gestion domestique de soins palliatifs ? Quelle agonie n'accorde une appréciable valeur au moindre sourire arraché à l'amour moribond. Comme certains boivent par ennui, il existe des étreintes par désœuvrement. On s'y joue des autres par mépris de soi. » (p. 157)
7. « L'amour n'est pas un engagement, ni un contrat ni un acte de foi, non plus qu'un adoubement, un impératif éthique, une nécessité érotique. C'est une détermination patiemment enracinée dans l'intransigeance d'une vie qui a formé la résolution d'exercer sa souveraineté sur la totalité du monde.
La déperdition graduelle de l'amour résulte le plus souvent du peu de cas que nous en faisons. Ainsi, en ira-t-il tant que, bluette, passade ou passion, nous ne l'aurons pas intégré à un projet plus vaste : le passage de la survie à la vie. Je veux que l'amour soit un territoire ludique où la poursuite du tout fraie le chemin infini des possibles. Que tant d'énergies galvaudées s'investissent enfin dans un combat qui en vaille l'effort et le plaisir ; que le combat quotidien s'engage au profit d'une vie pleine et entière, non pour des simulacres qui nous désespèrent et nous consolent de son absence. Tel est le champ de cohérence où j'ai choisi de laisser libre cours à mes désirs, du plus futile au plus irrépressible. » (pp. 240-241)
8. « Le mythe de l'amour parfait recouvre hypocritement la célébration cynique des déconvenues affectives. Nos carences, jugées imparables, s'inventent une perfection inaccessible qui justifie les lamentables ratés de la passion. Mais seul l'amour mécanisé se grippe et tombe en panne. Le comportement fonctionnel ignore tout de la quête labyrinthique où les désirs de cherchent et se rencontrent.
Inverser la perspective du déclin nous ouvrirait la perspective de vie que la servilité nous a inlassablement dissuadés d'explorer. Quelle aberration que de nous abandonner à l'inertie du passé au lieu d'accepter la vie, nous en remettant à elle du soin de nous guider ! Se vouer à l'amour n'est pas un impératif, c'est la tentation de l'absolu qui se fait tentation absolue, par la magie du désir, si intermittent soit-il. » (p. 257)
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