Ce dernier volet du triptyque de bell hooks (Gloria J. Watkins) sur l'amour se présente sous forme d'une narration à la fois personnelle et intellectuelle, récit de vécu et d'aspirations, mûri « au mitan de la vie » au seuil de la cinquantaine, s'adressant principalement à des femmes de plus de quarante ans qui seraient les plus à même de trouver une grande satisfaction même sexuelle (« une extase ») dans une forme renouvelée d'amour appelée « la communion ». L'autrice afro-féministe états-unienne très connue livre ici un bilan et une exhortation, depuis sa position inconfortable de victime d'un patriarcat très rude hérité de sa famille et du milieu de sa jeunesse, autant que de critique d'une certaine tendance du féminisme radical américain qui minore l'importance de l'amour, spécifiquement celui des femmes pour les hommes.
De son enfance se dégage l'image d'un père autoritaire, ayant essayé de lui interdire d'accéder à l'université, et d'une mère très ambivalente sur tout ce qui touche à l'estime de soi de ses six filles. Le parcours d'émancipation de l'autrice passe donc à la fois par le désir du savoir, par l'acceptation et l'appréciation de son corps et par la recherche d'un partenaire masculin qui puisse être ouvert dans la négociation progressive de ses aspirations à l'égalité au détriment des normes patriarcales. Une négociation qui a d'abord réussi sur presque tous les points hormis la sexualité, jusqu'au moment où l'égalité socio-professionnelle avec sa compagne est apparue.
Le côté de la critique intellectuelle se développe sur trois axes : celui d'un féminisme enclin à remplacer la domination masculine par la prise de pouvoir des femmes, par la carrière et l'argent, impliquant dans la théorisation de l'autrice le déni et le refoulement de l'amour mais aussi la renonciation à la lutte contre le patriarcat, entendue comme moyen d'émancipation, pour les femmes comme pour les hommes, des obstacles à l'égalité, à l'amour de soi, à l'expression de sa propre émotivité et aux égards pour celle du/de la partenaire. Critique également des théories du développement personnel lesquelles, si elles ont apporté quelque soutien sur le front de l'estime de soi, l'ont fait au prix de la réaffirmation presque caricaturale des rôles genrés et donc des fondements du patriarcat. Critique enfin, encore que plus implicite, de cette branche du féminisme qui s'en prenait à l'hétérosexualité, sous le fameux slogan « le féminisme est la théorie, le lesbianisme la pratique », ayant pour effets : d'inférioriser voire culpabiliser les recherches de relations amoureuses égalitaires des femmes féministes à l'adresse d'hommes désireux de changer, d'invalider toute tentative sincère de déconstruction-reconstruction des hommes défiant le patriarcat afin d'acquérir l'amour véritable, enfin d'invisibiliser les éléments de domination encore présents également dans les relations homosexuelles.
Dans cette description de l'amour-communion qui se profile progressivement, non sans quelques redites et beaucoup de « découvertes » tirées de l'expérience autobiographique, une grande part de responsabilité est dévolue au « sadisme » des mères insatisfaites et jalouses de l'éventuelle émancipation de leurs filles, autant qu'à celle de conjoints incapables de préférer la soumission de leur épouse à leur amour. Au fil des pages – et des années – le ton se fait cependant plus optimiste, à mesure que le féminisme semble gagner aussi de plus en plus d'hommes nouveaux et que les femmes semblent moins céder à la chimère du carriérisme et s'ouvrir à des formes de relations plus hétérodoxes, telles le couple ouvert, la bisexualité et l'amitié amoureuse. Dans le chap. conclusif (16), la « force de l'âge » après la ménopause, parce qu'elle implique une plus grande sagesse avec autrui et un amour de soi plus développé par expérience, apparaît en elle-même comme une panacée en amour, thèse pour le moins minoritaire mais qui sera sans doute accueillie avec un optimisme bienfaisant par de nombreuses lectrices...
Cit. :
1. Incipit : « Les femmes ont l'habitude de parler d'amour. Dès l'enfance, on nous apprend que nos conversations sur l'amour sont des discours genrés, et l'amour, un sujet propre aux femmes. Notre obsession pour l'amour ne commence pas avec le premier béguin, ni avec la première peine de cœur. Elle s'installe le jour où nous prenons conscience que les femmes, aux yeux du patriarcat, ont moins d'importance que les hommes ; que, malgré tous nos efforts, nous ne sommes jamais assez bien pour lui. En tant que femmes, nous sommes désignées d'office comme des personnes qui ne valent rien, ou moins que les autres, et il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que nous apprenions en tant que jeunes filles, en tant que femmes, à nous inquiéter avant tout de savoir si nous méritons d'être aimées. »
2. « À cette époque, nous débattions avec passion de la possibilité ou non pour une femme de parvenir à une libération féministe dans le contexte de relations intimes avec des représentants du patriarcat. Peu d'hommes se montraient disposés à adopter le point de vue féministe. Les femmes qui tenaient à conserver leurs relations avec les hommes tout en adhérant au féminisme étaient obligées de se lancer dans des luttes de pouvoir sans fin dont celles qui s'étaient contentées de tourner le dos aux hommes n'avaient plus à se soucier.
Les récits patriarcaux nous avaient seriné que c'était à la femme qu'incombait de prendre soin des autres et de s'en occuper. Le féminisme nous a ébranlées, parce qu'il nous a fait voir que ça n'avait aucun sens. Que ce que nous lisions dans ces histoires n'était pas du tout le langage de l'amour, mais l'idéologie de la domination. Les hommes s'étaient emparés de l'idée de l'amour et l'avaient remodelée pour servir leurs propres fins. Le féminisme radical ne se contentait pas de nous inciter à revoir nos définitions de l'amour : il nous encourageait à faire une croix sur l'amour. » (p. 48)
3. « Pour beaucoup d'entre nous, "l'avènement de l'ère du Verseau" signifiait non seulement que nous ferions l'amour et non plus la guerre, mais aussi que cet amour serait centré sur le partage et la réciprocité. On ne réserverait plus aux seules femmes les rôles de mère nourricière et de soignante – les hommes aussi en prendraient leur part. Inversement, les rôles de protecteur et de soutien de famille ne reposeraient plus uniquement sur les épaules des hommes – les femmes entreraient dans la vie active sur un pied d'égalité, suivraient des cours d'auto-défense et seraient capables de se protéger toutes seules. Les hommes auraient la possibilité de rester à la maison sans emploi si tel était leur choix. Leur valeur ne dépendrait plus du salaire qu'ils rapportent à la fin du mois. Nous ferions des droits en matière de procréation une priorité, et de la parentalité avant tout un choix. À l'origine de la naissance des bébés, il y aurait un souhait, et non une erreur impossible à corriger. Le mariage tel que sanctionné par l’État était une institution inutile : l'engagement et la constance seraient le fruit du cœur et non l'objet d'ordonnances judiciaires ou de requêtes. Nous montrerions du respect et de la considération pour l'amour entre personnes de même sexe. » (p. 50)
4. « Deux ans après la publication du livre de [Robin] Norwood [_Ces femmes qui aiment trop_], Shere Hite a publié son volumineux rapport intitulé _Les Femmes et l'amour_. Examinant de près le rapport des femmes à l'amour, ses recherches suggèrent que bien loin d'aimer "trop", la plupart des femmes envisagent l'amour avec cynisme. Hite relate qu'une écrasante majorité de femmes en couple avec des hommes ne se sentent pas aimées. Elle commente : "Étant donné le postulat largement accepté dans notre société que nous grandissons, tombons amoureuses et nous marions, il est surprenant de constater que peu de femmes affirment être amoureuses de leur époux et à quel point elles semblent accepter ces état de fait." Dans le chapitre "Aimer les hommes à notre époque", elle décrit comment les femmes qui partagent leur vie avec des hommes ont eu l'impression de renoncer à l'espoir de trouver l'amour, et ont accepté en lieu et place qu'ils subviennent à leurs besoins et leur tiennent compagnie – avec les plaisirs et/ou les avantages qui en découlent. En bref, elles se sont mises à suivre les recommandations de Norwood : elles ont abandonné le désir de voir les hommes grandir émotionnellement et devenir plus aimants. Elles ont refoulé leur propre volonté d'aimer. Le déni et le refoulement rendaient la vie plus supportable et les relations plus satisfaisantes. À la fin des années 1980, beaucoup de femmes et d'hommes considéraient que le mouvement féministe avait atteint ses principaux objectifs. » (pp. 65-66)
5. « J'ai éprouvé une vraie joie quand j'ai entamé ma première relation sérieuse à l'âge de dix-neuf ans – j'avais le sentiment qu'une fois la preuve donnée que je pouvais avoir un homme, je serais libre de me concentrer sur le développement de mes capacités intellectuelles et artistiques. J'en ai conçu un immense soulagement à l'époque. C'était comme si on m'avait délestée d'un énorme poids. Pendant toute ma jeunesse, on m'avait seriné, parents, professeur.es, que les hommes n'aimaient pas vraiment les femmes intelligentes, et qu'en m'acharnant à vouloir faire des études supérieures, j'étais en train de me rendre encore moins désirable. Le premier camarade masculin qui a reconnu mon intelligence, je me suis mise avec lui.
[…]
J'ai mis beaucoup de temps à obtenir mon doctorat. Pendant toute cette période, mon partenaire a été d'un soutien sans faille, m'encourageant comme personne ne l'avait encore jamais fait. J'ai été choquée et déçue quand il s'est ravisé au moment où je réussissais. J'ai eu le sentiment que toutes les prédictions patriarcales des parents et des professeur.es s'étaient accomplies, qu'en fin de compte les hommes n'aimaient effectivement pas les femmes intelligentes – une impression largement partagée dans les récits autobiographiques des femmes qui se battent pour leur réussite. » (pp. 139-140)
6. « Les femmes n'admettent pas volontiers que le patriarcat monte les femmes et les hommes les un.es contre les autres. N'importe quelle femme qui rencontre un homme pour la première fois prend très vite une décision, consciemment ou inconsciemment : est-ce que cet homme constitue une menace ? Tant que la réaction principale des femmes face aux hommes sera d'abord la peur, des inquiétudes quant au danger que nous courons, le monde dans lequel nous vivrons ne permettra pas aux femmes d'exprimer librement leur amour pour les hommes. Beaucoup de femmes ressentent le besoin d'avoir un homme dans leur vie, mais pour un nombre trop élevé d'entre elles, le doute plane sur la sincérité de leur amour pour eux, parce qu'elles ne savent pas vraiment qui ils sont ni ce qu'elles en pensent. Quand elles sont au fait de leurs sentiments, il arrive qu'elles admettent aimer les hommes sans les apprécier.
[…]
Chercher un homme qui sache aimer peut prendre une éternité. La plupart des hommes sont encore attachés aux récompenses en aux formes de pouvoir qu'ils obtiennent de patriarcat en rejetant l'amour. En leur imposant une identité que les empêche d'être pleinement eux-mêmes, le patriarcat les blesse à l'endroit même où ils pourraient s'aimer. De sorte que s'ils veulent connaître l'amour, les hommes doivent défier le patriarcat. Et certains hommes relèvent le défi. Ce sont ces hommes-là que les femmes recherchent. » (pp. 166-167)
7. « Je suis convaincue qu'une grande partie de la riposte anti-féministe a d'abord été conçue comme un moyen d'empêcher les hommes, jeunes et moins jeunes, de se tourner vers la théorie et la pratique féministe. À mesure que les hommes antisexistes se feront connaître et entendre, les femmes se détourneront de plus en plus des hommes emmurés dans le silence du patriarcat. Le patriarcat n'a pas été ébranlé quand le féminisme semblait réservé aux femmes, mais quand les hommes ont été de plus en plus nombreux à s'impliquer dans le mouvement, la révolution culturelle féministe a bien menacé d'y mettre fin. Pour contrecarrer ce changement porteur d'espoir et de vie, le féminisme a été et continue d'être violemment attaqué. Les campagnes de propagande antiféministe, cependant, aussi massives soient-elles, ne changeront rien au fait que le féminisme a déjà créé un monde au sein duquel des hommes nouveaux sont en mesure d'offrir aux femmes l'amour mutuel qu'elles désirent. Parmi eux se trouvent les exemples d'hommes gays dont les hétéros ont beaucoup à apprendre. Quand nous cherchons l'amour auprès de partenaires masculins, il nous faut d'abord accepter que nous ne le trouverons jamais dans les bras du patriarcat. Une fois cette certitude établie, les hommes seront plus nombreux à faire le choix de se libérer. » (p. 179)
8. « Notons qu'il existe un nouveau type de femmes puissantes, des femmes entre vingt et trente ans qui ont scellé des mariages au sein desquels ce sont elles qui dominent. Elles gagnent plus d'argent que leur partenaire et, de leur propre autorité, se taillent la part du lion dans les décisions du couple. Souvent ces "reines des garces" exercent le pouvoir et affirment leur domination tout comme les maris patriarcaux le faisaient autrefois, en fixant les termes ("ça ou rien"). Puisqu'elles gagnent leur pouvoir au prix de la soumission des hommes, il ne s'agit pas d'une victoire féministe. C'est plutôt le signe que le féminisme échoue à renverser l'idée patriarcale répandue qui veut que toute relation mette aux prises un.e dominant.e et un.e dominé.e.
J'ai pu constater, hélas, que les couples hétérosexuels (de même que leurs homologues homosexuels quand ils adoptent les mêmes rôles) sont souvent beaucoup plus disposés à inverser les rôles qu'à renoncer à l'idée qu'il doit nécessairement y avoir une hiérarchie impliquant une personne au-dessus et une personne en dessous. Au lendemain du tournant féministe, il est devenu particulièrement clair que peu de couples sont prêts à entreprendre le travail sur l'amour qui rendrait possible une joie mutuelle dans les relations de couple. Puisqu'il y a tant de jeunes femmes et tant d'hommes qui ne savent pas comment aimer – et la même chose vaut pour leurs aîné.es – il reste plus facile de conclure un marché en utilisant les anciennes normes horizontales de la domination et de la soumission. » (p. 205)
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