Nina Simone, de son vrai nom Eunice Waymon, naît en 1933 en Carole du Nord, sixième d'une fratrie de huit enfants, de parents Noirs dont une mère pasteur, extrêmement rigoriste. Possédant un don extraordinaire pour le piano développé dès l'âge de trois ans, elle rêve d'être la première concertiste classique noire d'Amérique, et travaille démesurément pour accéder au prestigieux Curtis Institute of Music de Philadelphie dont elle est refusée en 1951, peut-être pour cause de racisme.
Sa carrière se poursuit toutefois dans la musique, « des bars crasseux jusqu'au Carnegie Hall », alors qu'elle invente un style propre et unique, à la fois vocal et instrumental, qui mêle le jazz, le classique, le gospel et la chanson populaire. De simple gagne-pain, sa musique se transforme en instrument de militantisme pour défendre la cause des droits civiques, aux côtés de James Baldwin et d'un groupe d'intellectuels engagés ses amis, qui disparaîtront dans la décennie 1960. Ainsi accédera-t-elle à une renommée internationale.
Mais autant le récit de son ascension précoce est fulgurant, autant s'avère dramatique sa chute, tout aussi prématurée. Le surmenage, un mari violent et sans doute trop cupide, une maternité pour laquelle elle était inadaptée l'ont-elle précipitée ? Ou bien est-ce un désespoir latent lié à un sentiment de manque de reconnaissance, devant l'issue de ses luttes politiques, ainsi qu'un rapport déséquilibré à l'argent (au-delà de la circonstance d'avoir été effectivement fraudée et dérobée tout au long de sa vie) qui ont accentué ses problématiques existentielles et relationnelles jusqu'à les métamorphoser en troubles psychiatriques ? Dans les années 1970, on ne parlait encore ni de burn-out ni de troubles bipolaires... Les traitement médicamenteux étaient également moins évolués qu'aujourd'hui et l'on ne peut exclure, me semble-t-il, que certains symptômes aient été déclenchés précisément par les thérapies (e.g. la prescription de cannabis associé au Valium à une consommatrice d'alcool...).
D'autres ratages dans les relations – amoureuses et familiales –, dans les lieux de résidence – Liberia, Barbade –, et professionnelles – le flop de l'album _Nina Simone and Piano !_ (1969) sans doute le plus abouti musicalement – ont sans doute contribué également à son déclin. Il est remarquable cependant que, contrairement au stéréotype de la descente aux abîmes linéaire, irrémédiable et tragique de l'artiste ayant connu les faîtes du succès, Nina Simone, accompagnée par quelques proches toujours fidèles dont son frère cadet Samuel, musicien lui aussi, ait tenté et soit même parvenue à enchaîner plusieurs « nouveaux départs », « grands retours » réussis, dans une carrière internationale que la maladie a finalement brisée.
La recherche biographique, riche en sources documentaires et en témoignages de proches survivants, est rendue avec une plume si agréable, experte, vivace et émotionnelle que la lecture ne souffre d'aucune pesanteur ni perte d'intérêt. Les photos de l'artiste, entre chaque chapitre, sont magnifiques.
Cit. :
1. « Elle ne joue jamais par cœur mais toujours en réponse au public. À l'écoute de chaque vibration de l'assemblée, modifiant les rythmes et les mélodies en fonction des réactions des fidèles. C'est un dialogue. Mais c'est elle qui mène le bal. Dans la grande Holiness Church de l'église de la Sainteté, Eunice, cinq ans, découvre l'immense pouvoir qu'elle détient. Sa capacité à agir sur les émotions d'un auditoire. À emmener une foule là où elle le veut, jusqu'à ce que les esprits se perdent, divaguent, "se calment ou se soulèvent", en tout cas "s'oublient" dans sa musique. Les forces invisibles à l’œuvre dans cet art, elle sait déjà en jouer. Les dompter. Mais elle a aussi compris qu'on ne les maîtrise jamais complètement. Tel est le secret. S'abandonner sans perdre le contrôle, s'oublier tout en ayant conscience de ce que l'on joue. » (p. 32)
2. « Soudain, le brouhaha n'est plus qu'un léger bruit de fond. Eunice joue spontanément la musique qu'elle a en elle depuis toute petite : du blues, du classique, des cantiques, des hymnes religieux, tout ça mêlé en une bouillonnante improvisation où se répondent les toccatas de Bach, un ragtime des années 1930, les voix grondantes du gospel, les préludes de Rachmaninov. Elle injecte du swing passionné dans la structure sévère de Bach, rend jazzy les préludes et les fugues, fait "groover" les cantiques, fusionne un choral avec une modulation de blues... Dans cet étonnant mélange où elle trouve avec une facilité déconcertante un lien logique entre tout ce qu'elle connaît, elle laisse libre cours à sa créativité et façonne la musique à mesure qu'elle la joue. […] Se rend-elle compte, cette drôle d'assemblée distraite, qu'elle assiste à la naissance d'un style, à l'avènement d'un nouveau genre qui s'apprête à révolutionner le monde musical ? Certainement pas.
[…]
[…] Harry [le patron du bar qui ne connaît rien à la musique] ajoute : "Juste un truc, baby, pourquoi t'as pas chanté ?"
Pourquoi n'a-t-elle pas chanté ? Elle n'y a pas pensé. Pourquoi chanterait-elle d'ailleurs ? "I'm only a pianist. I don't sing", se défend-elle. Alors Harry dégage son cigare de ses lèvres : "Well, tomorrow night you're either a singer or you're out of a job – Demain soir, soit tu chantes soit t'es virée !
- All right, I'll sing." » (pp. 76-77)
3. « […] Elle passe, en réalité, tout son temps à Greenwich Village. Elle sait que c'est là que tout se joue. La musique, évidemment, mais aussi la politique. En ce début des années 1960, les deux sont d'ailleurs inséparablement liées comme les faces d'une même pièces. […] On y discute passionnément d'art et de littérature, mais surtout et avant tout de révolution. Lutte contre l'oppression et la domination blanche, égalité des droits, bataille pour les droits civiques, reconnaissance de l'héritage africain : les idéaux progressistes s'infiltrent dans toutes les conversations. […]
Très vite, Nina se rapproche de trois figures majeures du monde artistique afro-américain : le poète Langston Hughes, l'écrivain James Baldwin et la dramaturge Lorraine Hansberry sont en train de faire sensation dans le monde littéraire de New York. Avec la jeune musicienne, ils forment bientôt un quatuor inséparable. La renommée de ces écrivains est toute récente, mais déjà ils bouleversent les mentalités, éveillent les consciences par leurs écrits politisés. Pour Nina Simone, ils vont faire office de mentors, lui ouvrant le champ de la littérature et de la poésie, mais l'initiant surtout à la politique. » (pp. 114-115)
4. « Il y a un avant et un après-"Mississippi Goddam". Jusque-là, Nina avait le sentiment de ne pas vraiment trouver un sens à sa carrière. Son succès s'accompagnait d'un malaise grandissant à chanter des morceaux populaires pour lesquels, d'un point de vue musical, elle-même n'avait souvent que du mépris. Au fond d'elle, elle entendait toujours la voix de sa mère la rappelant à l'ordre : "Pourquoi chantes-tu des chansons profanes alors que tu pourrais louer Dieu ? Or soudain, avec "Mississippi Goddam", c'est comme si la réponse à cette question devenait évidente. Elle sait pourquoi elle chante. Tout son art, elle va le mettre au service de la liberté et de la justice. […] Ses chansons deviennent ouvertement politiques. "J'étais stimulée par ça. Je me sentais plus vivante que jamais maintenant parce qu'on avait besoin de moi. Je pouvais chanter pour aider mon peuple. C'était devenu le pilier de ma vie. Ce qui me tenait le plus à cœur. Pas le piano classique, ni la musique classique, ni la musique populaire, mais la musique des droits civiques." » (p. 165)
5. « Nina ne supporte plus l'atmosphère américaine. Elle étouffe. Lorraine Hansberry, Langston Hughes, Martin Luther King, Malcolm X sont morts. James Baldwin est parti vivre dans le Sud de la France, à Saint-Paul-de-Vence. La révolution est morte. Tout comme son histoire avec Andrew, d'ailleurs. Leurs disputes sont toujours plus virulentes. Nina ressent de la rancune et de la haine pour ce pays qui la maltraite. Elle n'y voit plus aucun avenir. […]
"J'ai compris que ma douleur – aussi grande soit-elle – était quelque chose de purement personnel (mon enfer est à moi). Je ne peux en faire part à personne. Personne ne peut m'aider", écrit-elle sur la dernière page de son journal. Ne pouvoir faire part de son enfer à personne : cruel paradoxe pour elle qui a passé sa vie à tenter de l'exprimer. En mots et en notes.
[…] Un jour de l'année 1970, alors que sa fille Lisa, qui a alors huit ans, est chez les voisins – la veuve de Malcolm X qui l'a quasiment adoptée tant sa mère est absente –, Nina rentre dans la maison de Mount Vernon. Andrew n'est pas là. Nina rassemble quelques affaires qu'elle fourre dans une valise. Elle fouille les placards et les tiroirs de la maison à la recherche de dollars. Prend tout l'argent qu'elle trouve. Enlève son alliance, la dépose sur la table de sa chambre. À Andrew, elle laisse ce mot : "Je n'ai plus rien à donner Andrew, je suis même trop lasse pour en parler. Nos chemins se séparent. Tu iras de ton côté, j'irai du mien. Il me faut le moins de contacts possible avec d'autres êtres humains. Bizarrement, en un sens, je me sens apaisée."
[…] Lorsque Lisa rentre à la maison ce soir-là, elle la trouve vide. Son père n'est pas là. Sa mère non plus. Personne ne l'a prévenue. La petite fille découvre simplement ce mot avec l'écriture de sa mère sur la table de la cuisine : "Ne me cherchez pas. J'ai disparu." » (pp. 219-221)
6. « Internée. C'est à Paris que cela a lieu. À la toute fin des années 1970. Samuel a accompagné sa sœur dans une tournée européenne dont il a pris en charge toute l'organisation. Le soir du premier concert, Nina déraille. Sur le pont Alexandre III, dans le taxi, elle se met soudain à hurler et frappe le chauffeur. Elle sort de la voiture et court sur le pont. Cette fois, Samuel appelle la police. Quelques minutes plus tard, elle est enserrée dans une camisole de force. Se débat. Alors, on l'emmène dans un hôpital psychiatrique. Valium. Repos. Les comprimés l'assomment. Et pour la première fois, un diagnostic tombe. Maniaco-dépressive.
De nos jours, on dirait sans doute "trouble bipolaire". Même si, compte tenu de ces voix qu'elle a entendues à Montreux – ces voix qui vont se faire de plus en plus fréquentes – les psychiatres d'aujourd'hui auraient tendance à y ajouter une composante schizophrénique, ou en tout cas des éléments psychotiques.
[…]
Dans l'hôpital parisien, Nina reste plusieurs dizaines de jours. Au début, elle est très agitée. Elle en veut à son frère de l'avoir fait interner. I HATE you Samuel ! Puis, soudain, elle change de ton. "Saaaam, qu'est-ce que je fais ici ? Je t'aime. Mais pourquoi est-ce que je suis dans une camisole de force ?" Et, brusquement, la voix change de nouveau. Elle prend une intonation d'homme, agressive et se parle à elle-même : "Tu sais TRES BIEN pourquoi tu es ici !" À nouveau, ces changements de voix ne sont peut-être qu'un des symptômes de ses troubles psychiques. De même que ses hallucinations auditives (Montreux), ses délires occasionnels de persécution (elle voulait tuer son père à Philadelphie), ses dépenses inconsidérées et les épisodes où elle semble totalement désinhibée ("I wanna fuck him" restant l'un de ses leitmotiv préférés) ». (pp. 264-265)
7. « Paris, 8 juin 2001. Palais des Congrès.
[…] À pas lourds, Nina traîne son corps massif jusqu'au piano et se met à jouer. Un jeu fébrile, tourmenté. Mais elle joue à côté. Chaque note, chaque mot, semble un supplice. Comme s'il lui fallait réunir toutes ses forces, toute son énergie, pour puiser au plus profond d'elle les derniers soupçons de vitalité qui lui restent. Comment qualifier ces sons qui naissent sous ses doigts écorchés, qui sortent de sa bouche crispée ? Ce ne sont pas des notes, pas des paroles, plutôt des gémissements insoutenables. Des sanglots à broyer les entrailles. La bouche pâteuse, déformée, Nina va chercher un dernier souffle au tréfonds de son corps fiévreux. Elle chante faux. C'est une tentative désespérée, elle y met toute son âme, un acharnement incroyable.
[…]
Nina se débat, résiste, lutte sans jamais se résigner, jusqu'à l'instant fatidique. La scène fait penser aux derniers concerts de Louis Armstrong tels que les racontre son manager et ami le clarinettiste Mezz Mezzrow dans _Really The Blues_. Lorsque le grand Louis joue et joue encore malgré ses lèvres déchirées et sa bouche ensanglantée. Son dernier morceau, Nina cherche à l'élever jusqu'à un paroxysme. Suivant un crescendo agonisant, une progression torturée, vers un point culminant qu'elle semble ne jamais pouvoir atteindre. Elle se démène sur les touches. Elle tient les notes pendant d'interminables secondes, chantant de tous ses poumons, de toute son âme, tous ses muscles tendus vers cet acmé. […] Il y a dans cet ultime concert parisien un concentré de détresse humaine. Le dernier hurlement d'un condamné à mort. La plainte d'une âme aspirée par les entrailles de la terre et comme déjà en proie aux fantasmes de l'au-delà. » (pp. 307-309)
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