Enième relecture.
J'ai lu cet essai, cet apologue (difficile de le classer strictement, comme le revendique le titre) plusieurs fois, notamment en 1993, 2007 et cette année.
En 2024, j'ai dit que l’œuvre était facile d'accès et la réalité m'a fait mentir. Elle l'était encore il y a vingt ans mais tous les Lycéens n'entrent plus dans ces nuances et j'ai eu des remords d'enfreindre malgré moi la supplique de ne pas faire de cette œuvre "un instrument de torture pédagogique" : il l'était devenu tout seul et je ne m'en suis pas rendu compte ; c'était censé être juste drôle et intéressant et ça l'avait été en 2007.
Pennac étudie essentiellement ce qu'est devenue la lecture la plus couramment faite chez les jeunes : un instrument de torture pédagogique. Sorti de la lecture gratuite de l'enfance, qui souvent l'enchante, il est jeté dans la machine à fabriquer de l'exclusion et de l'élite qu'est l'éducation nationale française, et en ressort dégoûté, le plus souvent.
Pourtant, il prévoit des exceptions qu'il raconte avec gourmandise, sans expliquer comment la méchante école a fait pour ne pas les détruire. La dame très occupée professionnellement et affectivement qui trouve le temps de lire que personne n'a. Le jeune troufion qui demande à être affecté aux "gogues" pour y lire sans plus y être dérangé, par des supérieurs qui estiment qu'il a son compte. Le grand frère qui joue le rôle d'initiateur et de pourvoyeur de grands classiques russes à son petit frère. Lui-même, avec son
Chagrin d'école (que je n'ai pas lu), comment est-il resté ou devenu lecteur ?
"Les Dix Droits imprescriptibles du lecteur", longtemps affichés dans chaque CDI qui se respectait, sont frappés à la fois au coin du bon sens et l'un deux, à celui de la démagogie. Les droits d'un lecteur est de lire quand il veut et s'il veut, pas de ne pas lire, sifflé-je, ce qui est un droit réservé - et je ne le conteste pas - aux non-lecteurs.
Quant à l'expérience qu'il relate avec une classe de Lycéens affirmant à l'unanimité qu'ils ne lisaient pas, je veux tout à fait en partager le prémisse : impossible d'étudier la littérature avec des non-lecteurs (surtout à cette époque de dissertations littéraires générales), mais pas : "le professeur va donc vous lire des livres jusqu'à ce qu'ils aient assez écouté pour en devenir capables". Malgré la tentative de nous refiler le "40 pages à l'heure" comme un gage d'authenticité de l'expérience, et en prétendant que cela suffirait pour donner envie à toute la classe (à trois d'entre eux serait plus plausible), je ne marche pas.
J'avoue que j'ai marché lors de ma première lecture, mais je débutais dans l'enseignement. Une collègue de collège (adorée de ses élèves à juste titre) m'a avoué son désespoir à ce sujet : lecture à haute voix, arrêt au moment le plus palpitant malgré les supplications des élèves... Il restait une page à lire, elle distribue le livre... Le lendemain, trois avaient lu la page manquante, les autres, pourtant plus jeunes que les Lycéens de Pennac, ont tranquillement mis un mouchoir sur leur désir de savoir... Voilà d'où je sors mon 3. Le reste est sophisme, vœu pieux,
fake romanesque. Mais le talent du romancier m'a longtemps illusionnée.
Il faudra de nombreuses années et un
essai de Todorov pour que l'Inspection rétropédale en catastrophe et impute généreusement aux enseignants, à l'instar d'"un des piliers du courant structuraliste", "la dérive techniciste" qui a fait du texte une sorte de porc dont on extrait grammaire, orthographe, vocabulaire, entraînements au commentaire, à la dissertation, et surtout qu'on dissèque préalablement tous les trucs, et qui aurait dissipé tout l'intérêt de la bête vivante et entière. Oubliant qu'ils avaient professé en personne dans les IUFM que la lecture "gratuite", la réaction spontanée et personnelle de l'élève étaient autant de pertes de temps et, n'hésitons pas, une paresse professionnelle et intellectuelle du professeur.
Mais ceci est un autre sujet, que n'aborde pas cet essai, qui se lit effectivement, pour les professeurs d'aujourd'hui, comme un roman.
Relecture.
Citations :
Au lieu de quoi, nous autres qui avons lu et prétendons propager l'amour du livre, nous nous préférons trop souvent commentateurs, interprètes, analystes, critiques, biographes, exégètes d’œuvres rendues muettes par le pieux témoignage que nous portons de leur grandeur. Prise dans la forteresse de nos compétences, la parole des livres fait place à notre parole. Plutôt que de laisser l'intelligence du texte parler par notre bouche, nous nous en remettons à notre propre intelligence, et parlons du texte.
Les droits imprescriptibles du lecteur
Le droit de ne pas lire.
Le droit de sauter des pages.
Le droit de ne pas finir un livre.
Le droit de relire.
Le droit de lire n’importe quoi.
Le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible).
Le droit de lire n’importe où.
Le droit de grappiller.
Le droit de lire à haute voix.
Le droit de nous taire.
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