Émérite sociologue anticapitaliste israélienne des sentiments, particulièrement de l'amour, Eva Illouz se penche ici sur un sujet éloigné de ses précédents essais, ayant trait spécifiquement à l'exercice de la vie politique dans toute son actualité : le populisme. Il est considéré comme une idéologie saturée d'émotions qui s'attelle à attaquer la démocratie. Le terrain d'analyse est Israël, dont le populisme est incarné par Netanyahou. Cette personnalité politique d'une grande longévité ayant été influencée par ses aînés depuis Reagan et influençant à son tour les puissants dirigeants de son acabit – Trump, Orban, Modi, Poutine, Bolsonaro, etc. - avec lesquels il noue des alliances et dont il partage les méthodes et le langage, a fondamentalement métamorphosé le cadre politique israélien dans son ensemble, y compris la notion même de nationalisme qui y a cours, se valant, dans cette sinistre opération de mainmise sur le pouvoir, de quatre émotions qui sous-tendent et soutiennent le « récit populiste » : la peur / sentiment d'insécurité, le dégoût / xénophobie, le ressentiment / frustration contre les élites, le patriotisme aveugle / nationalisme privilégiant la terre et le territoire au détriment du peuple et de l'unité de la nation. On remarquera combien ces émotions sont communes aux populistes du monde entier, au-delà des spécificités de chaque pays, attisées et instrumentalisées afin de neutraliser les opposants politiques, traités en ennemis, ainsi que de faire passer des réformes néolibérales attentatoires à l’État de droit et aux principes fondateurs de la cohésion nationale.
Néanmoins, l'analyse de chacune de ces émotions populistes convoque l'histoire et la sociologie d'Israël, avec ses propres fractures dont celle entre Ashkénazes et Mizrahim, les descendants des immigrés juifs du Levant et d'Afrique du Nord, qui s'avère être presque aussi cruciale que la fracture religieuse que tout le monde connaît. La destruction progressive du tissu social national, avec la fragilisation des institutions et la criminalisation de la gauche et de tous ceux qui prônent la pacification avec les Palestiniens, s'accompagne d'une radicalisation de l'identité alignée sur les critères de l'hyper-orthodoxie religieuse en politique intérieure, ainsi que d'une alliance avec les dirigeants illibéraux en politique étrangère, quitte à transiger sur leur antisémitisme, qui finit par provoquer l'aliénation du soutien à Israël de la part d'un grand nombre de communautés juives de par le monde. Ainsi apparaît en filigrane le péril de ce que le populisme recèle d'irréversible. La Conclusion lui donne son nom en philosophie politique : c'est l'universalisme, cette conception morale embrassée par les Juifs depuis le XVIIIe siècle et ayant eu une si grande importance dans leur émancipation, qui se délite et qui entraîne l'impossibilité de fonder la société sur le principe de la fraternité, remplacé par l'ethnocentrisme et le racisme, qui, faut-il le rappeler, ont été les fondements de la Shoah...
On le comprend, cet essai est un outil indispensable pour deux raisons : d'abord pour comprendre la dynamique politique de l’État d'Israël, qui est trop souvent exclu de son historicité, comme si sa brève histoire se résumait encore à la seule question de son existence ; pourtant, ce ne sont pas que les circonstances extérieures qui en déterminent la politique, celle-ci est scandée par des étapes qui en régissent une évolution proprement dialectique. D'autre part, à cause de la durée du gouvernement du Likoud, mais aussi du degré extrême de la violence politique du pays, l'Israël de Netanyahou peut-être encore plus que la Russie de Poutine ou la Turquie d'Erdoğan, peut constituer un exemple éclairant des effets pervers du populisme au pouvoir.
Table [avec appel des cit.] :
Introduction :
Le ver dans le fruit
Des structures de sentiment [cit. 1]
Les émotions et la vie publique [cit. 2, 3]
I La peur et la démocratie sécuritariste :
Israël et la sécurité [cit. 4, 5]
Les effets de la peur sur le corps politique
II. Les entrepreneurs du dégoût :
Le dégoût, une peur de la mixité
Le dégoût et la logique du racisme
Des entrepreneurs du dégoût et de la peur de la contamination [cit. 6]
III. Le ressentiment ou l'éros caché du populisme :
Un style politique international
Pourquoi le statut de victime garantit-il le succès politique ? [cit. 7]
IV. L'amour de la patrie ou la nouvelle fracture de classe :
Nationalisme et communauté
Le nationalisme israélien [cit. 8, 9]
Conclusion :
Les émotions de la société décente
De la solidarité à la fraternité
Fraternité et universalisme
Les Juifs et l'universalisme
Cit. :
1. « Les acteurs politiques, qui ont un accès direct aux médias et aux programmes éducatifs, excellent à façonner des récits qui confèrent des significations émotionnelles aux expériences sociales. Ils s'adressent directement aux électeurs avec des "narratifs" qu'ils forgent avec l'aide de consultants, d'experts et autres professionnels du marketing politique. Ces récits, façonnés par les élites politiques et médiatiques, peuvent entrer en résonance avec des habitus émotionnels formés au fil du processus de socialisation (la colère ou l'indignation ressentie devant ce qui est perçu comme une injustice, ou une sorte de dédain à l'endroit de groupes sociaux "inférieurs", sont typiquement formés par l'environnement familial), ou peuvent donner un sens à des expériences sociales en cours (par exemple, celle du déclassement). Parfois, les émotions nourrissent des intérêts socio-économiques matériels, mais il arrive aussi qu'elles les éclipsent ou les contredisent – lorsque, par exemple, les échelons inférieurs de la classe moyenne votent en masse pour des dirigeants décidés à moins taxer les plus fortunés. Quelle que soit leur manière d'interagir avec d'autres facteurs, il est évident que les émotions jouent un rôle crucial en influençant les comportements électoraux et autres choix politiques incombant aux citoyens. » (pp. 18-19)
2. « Choisir comme cas d'étude Israël est d'autant plus justifié que Netanyahou a noué des liens d'amitié – diplomatiques, politiques et personnels – avec nombre de dirigeants clairement hostiles à la démocratie : Duterte, Bolsonaro, Trump, Poutine, Modi et Orban. Ces dirigeants ont en commun un style politique distinctif : ils sont hyper-masculinistes […] ; ils attaquent l’État de droit et les institutions démocratiques établies ; ils fomentent des théories du complot sur l'existence d'un "État profond" (ce même État qu'ils sont censés représenter) ; ils dressent les groupes sociaux les uns contre les autres ; enfin, et c'est le plus important, ils affirment représenter le peuple contre les élites – un trait caractéristique qui a souvent été relevé par la littérature consacrée au populisme, chaque jour plus riche. Alors même que ces dirigeants contrôlent souvent, voire écrasent de tout leur poids le parti qu'ils affirment incarner, leur plateforme idéologique est portée par un appareil partisan. » (p. 27)
3. « Avec un groupe d'étudiants avancés israéliens – tous diplômés en droit et se destinant à des professions juridiques – nous avons établi les critères suivants pour tenter de différencier les émotions populistes des émotions ordinaires : les émotions populistes divisent la population et dressent les groupes sociaux les uns contre les autres ; elles sont généralement sous-tendues par l'idée qu'il existerait de fortes différences entre ces groupes sociaux ; elles engendrent ou appellent à des formes de violence, d'ostracisme, de censure ou de violence physique directe ; elles conduisent à nier la légitimité même des positions autres que populistes ; elles conduisent aussi, et rapidement, à percevoir les rivaux politiques comme des traîtres ; elles en appellent à la grandeur et à l'authenticité de la nation, qu'il faudrait révérer, aimer inconditionnellement ; elles sont souvent nourries de récits victimaires et de la perspective d'un danger imminent. Enfin, ces émotions, alors qu'elles visent à enflammer l'imaginaire populaire, sont souvent utilisées par le dirigeant de façon opportuniste, dans le but de faire sa promotion personnelle ou de se maintenir au pouvoir. De fait, une caractéristique essentielle d'émotions de ce type est qu'elles découlent de la défiance nourrie à l'endroit des institutions étatiques, générant ainsi dans les rangs de la population le sentiment tenace d'être ignorés, coupés de ces mêmes institutions censées protéger la démocratie. Elles se distinguent aussi par leur manière de générer dans le même temps et dans les rangs de cette même population une forte identification avec le dirigeant, voire de l'amour à son égard. » (pp. 36-37)
4. « La doctrine sécuritaire israélienne appliquée plusieurs décennies durant a été résumée avec à-propos dans un document officiel : "Les postulats sous-tendant la doctrine sécuritaire nationale traditionnelle étaient que l’État faisait face à une menace existentielle, qu'il se constatait une asymétrie évidente en faveur des États arabes (en termes de superficie des territoires, de taille des populations, de potentiel économique, d'appui politique et militaire et de capacité à résoudre de façon décisive le conflit) et qu'Israël n'avait pas d'alliés sur lesquels compter et dont il pouvait dépendre." À la suite du procès Eichmann, qui s'était tenu en 1961, et après la guerre des Six Jours, Israël avait gagné en force tant sur le plan militaire que sur le plan territorial. Pourtant, la peur de l'annihilation gagnait elle aussi en force, adoptant des dimensions quasi mythiques. La Shoa, désormais considérée presque partout comme l'incarnation même du mal radical, commença à jouer un rôle central dans la psyché collective israélienne. Pour citer Idith Zertal, l'ennemi (les Arabes) fut nazifié, alors même que cet ennemi avait très peu à voir avec la destruction paneuropéenne des Juifs. En 1982, expliquant pour quelles raisons il menait la guerre au Liban, Menahem Begin déclara ceci : "L'alternative est Treblinka, et nous avons décidé qu'il n'y aurait pas d'autre Treblinka." Le Liban était une cible militaire qui permettait de rejouer l'histoire récente des Juifs d'Europe. » (pp. 49-50)
5. « Ilan, qui occupe une position importante dans les rangs du Shin Bet, nous montre de façon très claire et frappante que cette institution dédiée à la sécurité intérieure peut "gonfler" de façon tout à fait artificielle son activité. Il suggère également que le Shin Bet, comme la notion même de sécurité, est instrumentalisé ou est l'objet de tentatives d'instrumentalisation : le pouvoir politique l'utilise ou essaye de l'utiliser pour justifier des décisions politiques grossièrement partisanes – comme, par exemple, le refus d'évacuer des colonies illégales. C'est qu'un avis du Shin Bet confère un aura de légitimité à des décisions politiques portant atteinte aux libertés publiques et au droit international en contribuant à les présenter comme des décisions destinées à garantir la sécurité de la population. La notion de sécurité se voit ainsi vidée de toute signification : elle devient une pure fiction permettant de mettre en œuvre des politiques controversées. Ilan nous montre de manière limpide comment une institution comme le renseignement intérieur permet de traduire et de convertir des enjeux politiques en questions sécuritaires. » (p. 85)
6. « Pour Hassan Jabareen, "la domination a pénétré l'ensemble des dimensions de l'existence, les Palestiniens sont sous domination et ils [les Israéliens juifs] ne peuvent la maintenir sans racisme […], et donc le racisme succède à la domination. Vous avez besoin de contrôler la population palestinienne, de maintenir en bon ordre de marche les check-points et d'expliquer à votre enfant pourquoi il est normal qu'une Palestinienne enceinte soit contrainte d'attendre dix heures pour pouvoir passer alors que vous, vous n'avez pas à attendre. Vous ne traitez pas cette femme comme une personne. À l'évidence, elle est bien une personne, mais vous ne la traitez pas comme telle."
Hassan Jabareen attire ici notre attention sur le rapport entre racisme et domination et fait une remarque tout à fait intéressante : ce n'est pas le racisme qui a motivé l'occupation : il en est le résultat. Pour lui, ce n'est pas le dégoût qui fait qu'un soldat abuse de ses prérogatives, mais plutôt le contraire : l'abus a besoin d'une justification et le dégoût la lui fournit. Plus la domination devient routinière et s'ancre solidement dans la société israélienne, plus il est nécessaire de la justifier. Et de fait, il n'est guère de justification plus puissante que le dégoût. Comme l'ont avancé certains chercheurs, la colère et l'hostilité ne suffisent pas à provoquer la violence ; le dégoût éprouvé à l'encontre d'un autre groupe, si. » (p. 151)
7. « Le langage politique […] entre désormais dans une nouvelle phase de son histoire : la droite se l'étant approprié dans l'objectif d'incriminer la vieille gauche, d'en faire une puissance oppressive, il ne peut plus être utilisé efficacement par les hommes et femmes de sensibilité libérale. Le ressentiment est devenu une arme utilisée dans le cadre d'une guerre fratricide entre élites – entre une élite représentant en vérité le monde des affaires et le néolibéralisme et une autre représentant, elle, l'avant-garde culturelle. Comme l'avance McVeigh, la politique du ressentiment cherche à s'emparer du ressentiment populaire pour le diriger non plus contre des structures oppressives mais contre des voisins et des concitoyens, laissant ainsi intouchée la cible légitime du ressentiment civique.
Voilà qui doit nous inviter à en conclure à l'existence d'une crise profonde du lexique moral du libéralisme politique. Nos sociétés comptent à coup sûr dans leurs rangs de vraies victimes (les réfugiés, les pauvres, les victimes du racisme, les enfants et les femmes victimes de violences quotidiennes...). Mais si les revendications morales centrales du libéralisme politique sont instrumentalisées et récupérées par ses ennemis, alors cela veut dire que ce langage s'est vidé de sa substance et qu'il ne peut plus représenter efficacement les opprimés. L'un des effets principaux du populisme consiste précisément à "flouter" les grilles de lecture morales du libéralisme politique et de son langage. » (p. 211)
8. « Ils [les nationalistes religieux] investissent la terre et la nation de la même 'grandeur' métaphysique et d'une sacralité divine dont ils s'estiment être les gardiens – de féroces gardiens. Ils portent le nationalisme à un nouveau point d'incandescence. Ils s'approprient la terre, le peuple et l'histoire au moyen de cadres idéologiques qui leur confèrent une signification et des fins proprement cosmiques. Leur manière d'invoquer l'unicité du peuple juif conduit de facto à une fragmentation de la société israélienne, mais ils y voient le meilleur antidote à cette fragmentation. De façon tout à fait ironique, une fois qu'est semée la division, le nationalisme – et tout particulièrement le nationalisme religieux – peut être invoqué de nouveau comme un moyen de réparer les fractures dont il est lui-même, avec sa logique hyper-identitaire, à l'origine. Il aide à présenter la judéité comme l'élément unifiant de la vie collective. » (pp. 248-249)
9. « La loi très controversée sur la nationalité, adoptée en 2018, a pour ainsi dire radicalisé la judéité du pays. Le fait de s'acoquiner avec des dirigeants antisémites peut sembler entrer en contradiction avec une telle loi, mais une même "logique étatiste" sous-tend cette loi et cette attitude à l'international. L’État qui obéit à une telle logique ne considère plus devoir représenter sa population dans son ensemble : il s'agit plutôt pour lui d'étendre son territoire, d'augmenter sa puissance en désignant des ennemis, de décider qui appartient à cette terre et qui n'y appartient pas, de restreindre la définition de la citoyenneté, de durcir les frontières du collectif organique et de fragiliser l'ordre international libéral. […]
Mais le plus effrayant est le fait que Netanyahou, pour imposer ses politiques illibérales, a choisi d'ignorer et de tourner le dos à une partie significative du peuple juif, aux plus écoutés et respectés de ses rabbins et de ses intellectuels, ainsi qu'aux très nombreux Juifs ayant soutenu au fil des décennies l’État d'Israël, aussi bien financièrement que politiquement. Une telle attitude témoigne d'une évolution évidente, indéniable, en direction d'une politique fondée non plus sur le peuple, mais sur la terre et le territoire. Pour la majorité des Juifs qui ne vivent pas en Israël, les droits de l'homme et la lutte contre l'antisémitisme sont au cœur des valeurs qu'ils chérissent le plus. Le soutien enthousiaste apporté par Netanyahou à des dirigeants antisémites autoritaires témoigne d'une profonde inflexion dans l'identité de l’État d'Israël. » (pp. 272-273)
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