Chère Ève Guerra,
J'enfreins ici les conventions de rédaction des critiques l'ouvrages pour donner la mesure du bouleversement que votre texte vient de me provoquer. Habituellement, dans une telle situation, j'attendrais avant d'écrire que mes émotions se calment, que mes idées se rangent de manière ordonnée et construite, puis je les exposerais en essayant de rendre justice à votre premier roman dans la mesure de mes capacités, en construisant mes arguments, en travaillant mes phrases ; au lieu de cela, je m'adresse à vous – qui me lirez, je pense, sans concession et peut-être avec méfiance – mû par une urgence que vous comprenez pour l'avoir sans doute vécue dans l'acte d'écrire, et dont le mérite unique revient à votre création.
Ce que je retiendrai de _Rapatriement_, c'est d'abord que la violence, telle l'énergie, ne se crée ni se détruit, elle se transmet et s'accumule à travers les générations, en façonnant les personnes atteintes jusqu'à les entraver dans leurs expériences humaines les plus fondamentales : les relations familiales, les relations amoureuses, le deuil même. Annabella hérite de la violence de son père, qui l'a héritée à son tour de son propre père. Incapables d'exprimer leur amour autrement que par la perpétuation de cette violence, par des comportements possessifs envers autrui et autodestructeurs envers soi, Giovanni et elle-même ressemblent à des condamnés, tels les Labdacides, à moins qu'elle ne trouve enfin dans la littérature et dans la transmission du savoir une catharsis : le roman ne le révélera pas.
La deuxième leçon de _Rapatriement_, c'est que la migration, de par la mise en acte de relations profondément inégalitaires et de domination exacerbées, se constitue elle aussi en un puissant catalyseur de la violence. Les relations entre les parents d'Annabella sont particulièrement dissymétriques, absolument coloniaux, mais il en est de même dans la sphère professionnelle, entre l'employé expat et la société SISCO BOIS, exploitant les ressources naturelles africaines de façon prédatrice, son employeur ; et Annabella de grandir dans un univers où les relations entre camarades du même âge, autochtones et migrants, à l'école ou avec les enfants des amis adultes, sont également parasitées par d'infranchissables frontières de classe et de race.
Tenaillée entre alexithymie et sentiments de culpabilité, Annabella s'isole, elle se renferme à la communication et se montre presque incapable de recevoir l'aide de ses proches, membres de sa famille et amoureux ; elle a cru à la déclaration mensongère de la disparition de sa mère sans la questionner, entretient des rapports de non-dits plutôt conflictuels avec sa famille paternelle. Dans ces conditions, il n'est pas sûr que même la circonstance d'avoir eu gain de cause concernant le rapatriement de la dépouille paternelle suffira à lui permettre de faire son deuil : elle ne pourra pas ouvrir le cercueil, elle ne va pas « revoir » le père...
Serai-je maintenant capable de dire deux mots sur le style du roman ? Vous tenez là « un » style : la seule chose qui mérite d'être retenue à l'encontre d'une quelconque histoire, selon L-F. Céline. J'ai été dérouté, naturellement, par ces insertions textuelles entre deux discours, que vous utilisez dans les moments de plus grande tension émotionnelle : notamment dans le chap. 1er, où le décès du père est appris, et dans le chap. 6, lors de la scène fatale entre les parents (et aussi passim, dans des descriptions) ; j'ai compris ce procédé comme une polyphonie entre voix indépendantes et portant consonantes qui liraient leurs tirades respectives à voix haute sur les planches d'un théâtre. Si ce n'est pas ainsi que vous l'avez conçu, sachez cependant que le travail d'orfèvre pour atteindre cet effet est perceptible même aux yeux du profane, qui s'aperçoit que la qualité poétique de ces fragments se rapporte en finesse à de la marqueterie.
L'effet de l'ensemble, néanmoins, est celui d'une claque robuste, dont la marque douloureuse n'est guère amoindrie par le surgissement en excipit de la considération intellectuelle sur la possible fonction de la littérature (cf. cit. 5). De cette marque, paradoxalement, je vous remercie.
Cit. :
1. « Ils étaient réveillés tous les deux, plus excités qu'à l'ordinaire, elle de recevoir, lui de montrer la femme, l'enfant, la maison et le chien aux voisins, leurs chemises ouvertes, expats bedonnants, transpirant la bière chaude et le vin d'exportation, rebuts de toutes les nations, Italiens, Espagnols, Français, Yougoslaves, Russes, fuyant une condamnation ou un chagrin d'amour, exilés de leurs familles comme de leurs patries, venus en Afrique pour trouver un autre salut, une place dans une entreprise ou pour vivre librement leurs perversions, les femmes à leurs bras de plus en plus jeunes. Et ça a éclaté comme ça au milieu des convives
après les 4 X 4 garés à l'entrée et la table basse remplie de gin. Ça a éclaté au-dessus du Coca-Cola et des bouteilles de champagne, la colère de mon père qui ne supporte pas que maman grandisse
maman les tresses dans le dos puis sur les fesses
et le monde à la renverse de ses seins
s'agrippe autour
maman le cœur petit mais rond, traverse le tissu, heurte les épaules, les jambes écartées parfois quand elle s'assied, laisse tomber sa robe jusqu'aux bras de petits garçons suspendus à sa gorge, maman le soutien-gorge rouge, maman ses dix-neuf ans et déjà si vieille de maquillage, maman le front rebondi. » (pp. 74-75)
2. « Aucune voix ne ressemble à celle du père ou de la mère. Elles participent de ces mondes intérieurs qui ne nous quittent que dans la mort.
Je marchais dans l'allée de gravier quand la voix de mon père est revenue me surprendre, un bruit de cliquetis bleus au bout des doigts et dans la rue.
Et c'était comme deux caresses entourant mes épaules, accompagnant d'un humour à revoir le matin, et la préparation du petit déjeuner au réveil, déposant sur mon front tous les signes, tous les mots de l'affection. Et je le revois avec son odeur, la fumée des cigarettes poussant mes cheveux emmêlés dans la figure : il met un bras sous mon épaule et de l'autre porte mes genoux, porte mon corps, le traîne du lit vers la cuisine, jusqu'à la tasse de café
- Tu t'es encore endormie sur les livres hier ?
- Oui mais pas d'ennui. J'étais fatiguée de rire.
- Tu lisais quoi ?
- Celui qu'on a pris hier, _Songe_.
- De William j'expire ?
- Elle est nulle ta blague, papa ; nulle, zéro, elle est vraiment lamentable
il pose sa bouche sur mon front et mes yeux ne le regardent plus, cherchent avec gourmandise d'autres pots de confiture à déposer en grosses couches sur les tartines » (pp. 119-120)
3. « À mon tour, j'enfonçais un couteau dans le cœur de mon père. Je le faisais parce que j'en étais enfin capable. J'étais enfin capable de fuir, capable de partir.
Son père l'avait rejeté.
Toutes les femmes qu'il aimait l'avaient abandonné.
Et maintenant, c'était à mon tour.
Et comme eux, j'avais mes raisons.
Qui peut bien tuer celui qu'il aime sans avoir une bonne excuse ?
[…]
À cet instant j'avais cru arracher ma liberté, mais j'entrais dans une prison sans geôlier, un nouveau régime d'autorité et de rigueur, intransigeant et dur, puisque je me l'infligerais à moi-même, par chagrin et effroyable tristesse, celle d'une culpabilité si grande qu'aucune joie n'en rachète le prix : j'avais cru arracher ma liberté et en réalité je me rendais inconsolable pour toujours. » (pp. 164, 165)
4. « Je caressais les marques sur ses épaules et sur son ventre, les marques que je lui avais faites.
J'ai regardé les marques sur les épaules de Raphaël, en pensant que je le traiterais comme Gabriel, lui aussi, que je lui mentirais, comme je le fais avec tous les hommes, et même ceux que j'aime ; j'ai regardé les marques de Raphaël en pensant que j'étais exactement comme mon père, mue par mon seul amour-propre. Gabriel que j'avais pourtant aimé, lui aussi, je l'avais maltraité avec mes mensonges et mes colères, des gifles sur le pont de la Guillotière où je le menaçais en lui criant dessus, ma jalousie excessive qui n'étais pas de l'amour, mais une haine profonde de tout ce qui s'érige contre moi, me tient tête : ce que je savais faire aussi bien que mon père, c'était utiliser les autres, que j'aimais pourtant. » (pp. 172-173)
5. « - On a fait ce qui était bien pour toi. T'imagines pas le chantage qu'elle lui faisait. Tous les mois, elle essayait d'extorquer de l'argent à ton père. Un jour, il en a eu assez. Il a posé un gros pactole sur la table pour couper les ponts. Et pour que ce soit clair et net, il a fait signer des papiers, pris des avocats.
- Bien sûr avec de l'argent, on arrange tout.
- Attends, Annabella, je suis pas en train de te dire que ton père était un enfant de chœur. C'est pas ça que je te raconte. Je t'explique comment ça s'est passé et je te dis aussi qu'il avait ses raisons. Oui, j'ai reçu les lettres de ta mère. Oui, j'en ai reçu plusieurs, et une il y a cinq ans, quand tu as eu dix-huit ans. Elle voulait savoir où tu étais ; je les ai données à ton père, je pensais que c'était mieux que vous régliez ça entre vous.
- Visiblement, ce n'était pas réglé puisque ça me pourrit encore la vie aujourd'hui.
- On a tous nos casseroles. Tu as tes casseroles, j'ai mes casseroles, ton père avait ses casseroles, comme tout le monde. Personne n'est irréprochable. Ça n'existe pas les gens irré-pro-chables.
J'ai embrassé la joue de ma tante et traversé le jardin. J'ai passé la porte d'entrée, j'ai allumé l'ordinateur pour consulter quelques offres d'emploi. » (p. 211)
6. [ex lettre de la professeure Astrid Martin-Brigeon] : « […] N'attendez pas de la littérature qu'elle vous aide bien plus qu'elle ne le fait déjà. La littérature ne donne les clés du monde que si l'on se rend capable de l'interpréter, elle ne sauve que parce qu'elle réintègre l'individu dans le collectif et la transmission, et il est là le salut par la littérature : c'est de faire de nous des individus parmi les hommes, sauvant "deux fois ce qu'ils savent en le transmettant" (Beauvoir).
Quoi que vous décidiez pour l'avenir, il ne faudra jamais perdre ce que vous avez appris, mais au contraire le sauver deux fois. Et c'est cet élan toujours vers le collectif, vers la vie, vers l'autre, qui vous sauvera aussi, encore et toujours. Je compte sur vous. » (pp. 212-213)
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