La nuit du vendredi 10 mai 1968 fut-elle à ce point déterminante pour la destinée de Tobie Nathan ? Cet ouvrage est une autofiction dans laquelle, pour la première fois, l'auteur restitue de manière très vivante le climat de Mai 68 vu à travers les yeux d'un étudiant maoïste, jeune migrant juif d'Égypte en déshérence, qui a grandi désargenté dans la banlieue de Gennevilliers et que ne rattache à la vie que le désir ardent des amours initiatrices et la rencontre intellectuelle avec le maître Georges Devereux. Cela pour l'autobiographie. Du côté fictionnel, en revanche, l'ouvrage reprend un certain nombre de thèmes, de récits, et même de personnages que le lecteur des romans de Nathan a déjà rencontrés, tous ficelés dans ce style haletant qu'il maîtrise avec tant de brio, celui du polar mi-politique mi-surnaturel mâtiné d'histoires de sorcellerie judéo-égyptienne. Dans cette sauce si épicée où mijote l'intrigue policière, le narrateur se retrouve spectateur de l'assassinat perpétré par Louis Althusser (alias Altmayer) sur sa compagne dans les couloirs déserts de la rue d'Ulm, en compagnie de sa divinité tutélaire, la Libyenne accoutrée en Bédouine Sett Sal'ha et bientôt de Zohar Zohar (apparu déjà dans _Ce pays qui te ressemble_ ainsi que dans _La Société des Belles Personnes_), personnage qui a la fonction de l'initier dans le chemin de ses ancêtres et de sa judaïté. La même nuit, il rencontre celui qui, à un pas de se faire lyncher, deviendra son maître : il prend ici le nom de Mathias Robert et, flanqué d'un fourbe Monsieur Georges, il représentera à la fois le savant et l'âme noire de la réaction, de l'anticommunisme viscéral, de l'héritage de la France collabo et alliée de la CIA. Sans divulgâcher une intrigue qui s'installe assez vite et se déroule sans proprement aboutir (au Chili...), le narrateur-héros assistera aussi au mystérieux meurtre d'un ex-agent philo-palestinien par deux jeunes membres de la Rote Armee Fraktion, suivi par la typique cavale sur un bolide (un incontournable dans les fictions de Nathan !) et dans l’œil du cyclone, double jeu d'espionnage, entre une chasse à l'ancien nazi réfugié en Amérique latine et l'infiltration imposée des groupes d'extrême gauche française : tout cela jusqu'à la soutenance de sa thèse de doctorat !... pendant qu'il est sous l'emprise périodique et toujours riche de significations ésotériques de plusieurs « êtres » qui lui apparaissent lors de cérémonies vécues en transe et se remémorant de rites analogues dont il avait été témoin avec sa grand-mère paternelle dans son enfance égyptienne... Et puis, bien sûr, il y a les multiples pages de réflexion sur l'exil et celles contenant des rencontres amoureuses qui, elles aussi, font partie du répertoire connu de la prose de Tobie Nathan, dans leur description ainsi que dans leur interprétation transcendantale... Avec le temps, la prose de l'auteur en distille de plus en plus les sucs de sa pensée, et le breuvage a une plus forte teneur alcoolique...
Cit. :
1. « Il a hurlé : "Tous au Quartier latin, camarades !" Moi, je détestais déjà les groupes, encore plus les foules, quelque chose d'instinctif, d'atavique, peut-être. Je gardais un vague souvenir des foules hurlantes d'islamistes détruisant tout sur leur passage lors de l'incendie du Caire en 1952. Je me souvenais surtout de la fumée dont on percevait l'odeur des semaines plus tard, qui piquait encore les yeux, qui restait collée aux narines. Je me demande comment cette odeur est ainsi restée imprégnée jusqu'aujourd'hui. Une foule a toujours tort. Elle vous emporte, vous absorbe, vous dévore. Vous êtes dénoyauté, vidé de votre substance, privé de votre moi. La foule, c'est le cannabis de l'innocent. » (p. 33)
2. « Déraison et mensonge sont naturels aux immigrés. Lorsque tu es si loin du lieu de ta naissance, lorsque plus personne de ton entourage ne connaît ton véritable nom, n'a connu ton grand-père, ni le lieu où se trouvent les tombes de tes ancêtres, lorsqu'il n'y a plus aucune femme capable de dire où est enterré le placenta, ton jumeau du ventre, plus aucun sage pour restituer le chemin qui a conduit à ton nom, te voilà libre, nul ne pourra te contredire, mais nul ne dressera pour toi un pilier où t'adosser. Qu'est-ce qui te retient encore au monde ? Pourquoi n'es-tu déjà mort, toi à qui tout est permis, toi à qui rien n'est autorisé ?
Crois-moi, il ne reste qu'un maigre espoir aux enfants des migrants pour se rattacher au monde qui va : l'amour. Aimez, enfants de l'exil, graines de désordre, aimez à tous vents !
Malheureusement, les enfants de l'exil passent de l'amour au désamour, comme la nuit passe au jour et le jour à la nuit. » (pp. 77-78)
3. « De Gaulle essaie de l'empêcher [le mouvement des étudiants], il finira comme Penthée. Il en mourra ! Ce n'est pas de Gaulle qu'il faut craindre, lui il faut plutôt le plaindre, ou en rire, mais les autres personnages, Tirésias, le devin, et le vieux roi Cadmos. "Serons-nous les seuls à honorer Dionysos", demande Cadmos, et Tirésias lui répond par cette phrase qui contient toute l'idée de la pièce de théâtre : "Oui ! Car nous sommes les seuls à être raisonnables, les autres sont fous !"
Il avait raison, les autres étaient fous de tenter de s'opposer au nouveau dieu, encore plus fous de l'ignorer... Les Cadmos, les Tirésias sont les plus dangereux, qui se sont ralliés les premiers, avec des sourires et des mains dans le dos, eux qui veulent participer au mouvement, qui tentent de l'organiser jusqu'à prendre les devants, jusqu'à se présenter en prêtres du nouveau dieu. Ce dieu n'a pas besoin de prêtres, c'est un dieu des entrailles. Et Bandido avait terminé par cette phrase qui s'était imprimée dans ma mémoire : "Il faut craindre Sartre plus que de Gaulle !" Moi, il m'avait convaincu. » (p. 109)
4. « Dans ses cours, Mathias nous expliquait, en déclinant les exemples piochés tant chez les Grecs de l'Antiquité que chez les Indiens d'Amérique, que l'idéologie avait exactement la même fonction que la drogue : rendre possible l'emprise d'un dieu obscur, tyrannique et violent, un dieu exigeant sa ration de jeunes gens en sacrifice. La différence étant que l'idéologie tuait beaucoup plus que la drogue ! Drogue et idéologie, les deux allaient souvent de pair, du reste, comme je l'avais constaté dans les groupes de gauchos, qui lisaient le Petit Livre rouge un joint entre les doigts et la ligne sur le miroir. Mais justement, moi, la drogue, je l'avais expérimentée, j'étais réfractaire ! Quant au Petit Livre rouge, après en avoir lu quelques pages, je l'avais balancé à la poubelle. Il me rappelait trop les carnets de morale, remplis de maximes, que ma mère se plaisait à me réciter dans mon enfance. » (p. 359)
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