Quelle authentique jubilation inattendue à la lecture de ce recueil de sonnets du poète italien Guido Cavalcanti ! Cavalcanti, Florentin du XIIIe siècle, fut grand ami de Dante, et l'un des membres illustres du courant poétique appelé Dolce stil novo, qui s'appropria le thème de l'amour courtois des troubadours d'Occitanie et de la poésie de la cour sicilienne et le transposa dans la langue populaire de Florence – qui deviendra l'italien standard – par des sonnets d'une impressionnante technicité. Tantôt en heptasyllabes, plus souvent dans l’hendécasyllabe qui deviendra le symbole du vers italien, dépassant la rigidité des quatorze vers en deux quatrains sur deux rimes embrassées suivis de deux tercets (ABBA, ABBA, CDE, EDC), présentant parfois des rimes bizarres et complexes où les vers apparaissent graphiquement dans des dispositions étranges, ces poèmes ont convoqué à mon esprit deux images très diverses : _Exercices de style_ de Raymond Queneau, avec ses variations multiples sur une histoire tout à fait simple, et les polyphonies chorales de la Renaissance occidentale, constructions harmoniques extrêmement complexes sur des mélodies tout aussi rudimentaires. Ici aussi, soyons honnêtes, il n'est jamais question que du chagrin mortel d'un amour impossible, inspiré par les dards sortant des yeux de la dame ignare et entièrement passive (inanimée comme une fleur) lesquels transpercent le cœur du poète qui se déclarera, ou pas, par sa ballade lorsqu'il sera à l'agonie... Mais comment faire de ce piètre matériau une si grande variété de textes si complexes, surchargés de métaphores !
Lorsque vous êtes un ado lycéen, sous l'emprise de troubles hormonaux et des affres de la socialisation qui vous donnent de l'amour une intelligence et éventuellement une expérience tellement éloignées de ces textes que même les huit siècles qui vous en séparent ne sont que bagatelle, vous ne pouvez au mieux que faire des moqueries de potache devant les glissements sémantiques que certains mots ont subis depuis dans votre langue. Personnellement, devant ce sentiment d'étonnante inadéquation à comprendre, j'ai le souvenir précis de m'être questionné sur les causes : de l'apprentissage pénible d'un tel corpus dont les clés n'étaient pas offertes par les enseignants – remplacées par pléthore de notions théoriques collatérales à mémoriser – et plus radicalement de la composition en premier lieu de textes si... dissociés du réel (Dante, lui, au moins, avait inventé la science-fiction...). Mes complexes devant la poésie datent de si loin...
Mais la cinquantaine bien entamée me permet de regarder autrement et ailleurs... Et notamment l'admirable traduction qu'offre le poète Fouad El-Etr dans cette splendide édition bilingue, dans un livre dont tout les éléments portent les signes du précieux, y compris la texture du papier et la typographie. Parlons donc de cette traduction poétique superlative : le traducteur fait le choix de ne jamais renoncer à la rime correspondante en français, quitte à transiger (le moins possible) sur le nombre de pieds, et se concédant quelques petites entorses lexicales (certains mots ne sont pas traduits à l'identique d'un poème à l'autre), qui toutefois ne portent pas atteinte au sens de chaque strophe (sinon de chaque vers). C'est là, avec toutes les contraintes rythmiques de l'écriture poétique, une traduction de la lettre et non une traduction littérale. L’archaïsme du texte source est rendu non par un archaïsme lexical dans le texte cible, qui en eût rendu la lecture plus ardue qu'elle ne l'est en italien, mais par des recours à une syntaxe élaborée. Si, comme je l'ai dit, la métrique n'est pas constante en français (ni l'alexandrin, ni autre), la disposition des vers et leur équilibre relatif sont respectés. Chaque fois que ma propre expérience de traducteur me poussait involontairement vers une conversion d'un mot ou d'un vers différente de celle que j'avais sous les yeux, je me suis trouvé obligé de préférer en fin de comptes le choix opéré par Fouad El-Etr, dont j'apercevais aussitôt les raisons, et de lui en tirer mon chapeau. Cet ouvrage fournit donc de parfaits exercices à utiliser et commenter en atelier de traduction littéraire, ou à étudier pour soi-même.
Cit. :
1. « Deh, spiriti miei, quando mi vedete
con tanta pena, come non mandate
fuor della mente parole adornate
di pianto, dolorose e sbigottite ?
Deh, voi vedete che 'l core ha ferite
di sguardo e di piacer e d'umiltate :
deh, i' vi priego che voi l' consoliate
che son da lui le sue vertù partite.
I' veggo a lui spirito apparire
alto e gentile e di tanto valore,
che fa le sue vertù tutte fuggire.
Deh, i' vi priego che deggiate dire
a l'alma trista, che parl' in dolore,
com'ella fu e fie sempre d'Amore.
« Ah, mes esprits, comment me regarder,
sans faire venir, avec tant de peine,
hors de mon âme des paroles pleines
de larmes, de douleur, d'anxiété.
Ah, vous voyez que mon cœur a des plaies
de regard et plaisir et modestie :
veuillez le consoler, ah, je vous prie,
car sa force de lui s'est retirée.
Lors je vois qu'un esprit vers lui accourt,
haut et noble et d'une telle valeur,
que ses vertus il fait toutes s'enfuir.
Ah, daignez, je vous en prie, daignez dire
à la triste âme, qui parle avec douleur,
qu'elle fut toujours et sera d'Amour. » (pp. 20-21)
2. « Io vidi li occhi dove Amor si mise
quando mi fece di sé pauroso,
che mi guardar com'io fosse noioso :
allora dico 'l cor si divise ;
e se non fosse che la donna rise,
i' parlerei di tal guisa doglioso,
ch'Amor medesmo ne farei cruccioso,
che fé lo immaginar che mi conquise.
Dal ciel si mosse un spirito, in quel punto
che quella donna mi degnò guardare,
e vennesi a posar nel mio pensero :
elli mi conta sì d'Amor lo vero,
che ogni sua virtù veder mi pare
sì com'io fosse nello suo cor giunto.
« J'ai vu les yeux dans lesquels s'est mis
Amour, quand il me fit si peur,
me fixer d'une telle froideur :
lors je dis que le cœur se fendit.
Et n'était que la dame avait ri,
avec tant de douleur parlerais-je,
qu'Amour lui-même troublerais-je,
qui fit l'image qui m'a conquis.
Du ciel se mut un esprit, soudain
quand daigna me regarder cette dame,
et vint se poser sur ma pensée :
tant me dit-il d'amour la vérité,
qu'il me sembla voir toutes ses armes,
comme si son cœur j'avais atteint. » (pp. 48-49)
3. « […] Non è vertute, ma da quella vène
ch'è perfezione (ché si pone tale),
non razionale, ma che sente, dico ;
for di salute giudicar mantene,
ché la 'ntenzione per ragione vale :
discerne male in cui è vizio amico.
Di sua potenza segue spesso morte,
se forte la vertù fosse impedita
la quale aita la contraria via :
non perché oppost' a naturale sia ;
ma quanto che da buon perfetto tort' è
per sorte, non pò dire om ch'aggia vita,
ché stabilita non ha segnoria.
A simil pò valer quand'om l'oblia. […]
« N'est pas vertu, mais d'une vient
qui est perfection (car telle on la veut),
non rationnelle, mais qui sent, je dis ;
hors du bon sens le jugement maintient,
car la raison son désir lui tient lieu :
discerne mal qui du vice est ami.
De sa puissance mort souvent s'ensuit,
si jamais est contrainte la vertu,
laquelle secourt la contraire voie :
non qu'opposé à la nature il soit ;
mais quand du parfait bonheur il dévie
par sort, dire on ne peut qu'on a vécu,
car la durée n'a pas de seigneurie.
Il va de même quand homme l'oublie. [...] » (pp. 56-57)
4. « Vedeste, al mio parere, onne valore
e tutto gioco e quanto bene om sente,
se foste in prova del segnor valente
che signoreggia il mondo de l'onore,
poi vive in parte dove noia more,
e tien ragion nel cassar de la mente ;
sì va soave per sonno a la gente,
che 'l cor ne porta senza far dolore.
Di voi lo core ne portò, veggendo
che vostra donn' a la morte cadea :
nodriala dello cor, di ciò temendo.
Quando v'apparve che se 'n gia dolendo,
fu 'l dolce sonno ch'allor si compiea,
che 'l su' contraro lo venìa vincendo.
(a Dante)
« Vous avez vu, je crois, toute valeur
et toute joie et tout bien qu'homme sent,
si vous éprouva le seigneur vaillant
qui règne sur le monde de l'honneur.
car il vit en un lieu où ennui meurt,
et dans la tour de l'esprit justice rend ;
si doucement va-t-il par songe aux gens,
que leur cœur il emporte sans douleur.
De vous le cœur il emporta, voyant
que votre dame à la mort inclinait :
de ce cœur, craintive, la nourrissant.
Quand vous parut qu'il s'en allait dolent,
ce fut que le doux songe finissait,
et que vainqueur son contraire venait.
(à Dante) » (pp. 74-75)
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