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[Sultan Galiev | Alexandre Bennigsen, Chantal Lemercier-...]
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Posté: Lun 15 Jan 2024 17:04
MessageSujet du message: [Sultan Galiev | Alexandre Bennigsen, Chantal Lemercier-...]
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[Sultan Galiev | Alexandre Bennigsen, Chantal Lemercier-Quelquejay]

Il est notoire que, parmi les compagnons des bolcheviks ayant eu un rôle fondamental dans la Révolution d'Octobre et qui furent très majoritairement éliminés par Staline, certains ont été réhabilités par la suite : Sultan Galiev non. Trotski est resté célèbre malgré tout : Sultan Galiev non. Cette biographie très complète et documentée, parue dans la collection « Les inconnus de l'Histoire », le désigne cependant comme « Le père de la révolution tiers-mondiste », et il est certain que son influence posthume, sans doute davantage comme personnage « de légende » que comme théoricien effectivement lu dans ses textes et étudié dans ses actes, a rayonné partout dans le contexte de la décolonisation, chez les marxistes émancipés de l'URSS depuis le Péruvien José Carlos Mariátegui et l'Indonésien Tan Malaka (presque ses contemporains), ainsi que chez révolutionnaires musulmans – Algériens, Libyens, Palestiniens, jusque à ses héritiers les plus paradoxaux tels les Moudjahidins afghans et... l'ayatollah Khomeiny !
Le mérite principal de cette biographie est pourtant de replacer le personnage dans son contexte tatar de la veille de la Révolution : le nationalisme et la crainte de l'assimilation culturelle russe y étaient le facteurs dominants ; le communisme devait être concilié avec l'islam ; l'on aspirait à constituer un pôle révolutionnaire d'une étendue recouvrant l'aire géopolitique pan-turcique et ouverte d'un côté vers le sud-ouest, c-à-d. vers le monde arabe, de l'autre vers l'est, c-à-d. vers les populations musulmanes de l'Inde (britannique), l'Afghanistan, la Chine : de cette géographie, les régions tatares constituaient effectivement le centre et l'hypothèse était plausible qu'elles servent de pont entre l'Orient et l'Occident ; la lutte de classe y était transposée à la relation de domination des pays colonisateurs (par leur bourgeoisie mais aussi leur prolétariat) envers les pays colonisés (y compris la périphérie musulmane de l'empire russe, d'où il prenait la parole).
Les étapes du parcours politique du révolutionnaire Sultan Galiev ne furent pas non plus scandées par la simple folie malveillante et le désir de toute-puissance de Staline : compagnon de celui-ci durant la Révolution et jusqu'à sa première arrestation en 1923, il occupa des postes de pouvoir au sein du Parti et créa des institutions de mobilisation de la jeunesse importantes, notamment culturellement, et l'on est étonné de la latitude de ses activités clandestines voire conspirationnistes durant la période entre ce premier ostracisme et sa seconde arrestation en 1928. L'Histoire suivit son cours, ses acteurs jouèrent leurs cartes, et une autre issues eût été sans doute possible que l'élimination physique du révolutionnaire tatar et l'éradication de son souvenir... Pendant ce temps, néanmoins, la politique étrangère soviétique prit forme, comme on le sait, dans un sens qui ne pouvait qu'écarter Galiev – ainsi que Trotski – et l'impérialisme soviétique commença à se déployer.
Les analyses de Galiev étaient-elles prophétiques ? Rien n'est moins sûr : le monde musulman n'a pas été moteur d'une révolution communiste mondiale, et l'on pense unanimement aujourd'hui que même la décolonisation n'aurait pu se produire en dehors d'un contexte systémique bipolaire – dont l'un des pôles fut donc le communisme russe, dont Galiev se méfiait ; la conciliation entre marxisme et islam, lorsqu'elle s'est produite, de bon ou de mauvais gré, a plutôt penché vers une islamisation du marxisme que vers une marxisation et déspiritualisation de l'islam, comme Galiev le souhaitait, y compris dans les Républiques musulmanes (ex-)soviétiques ; l'exportation du communisme en Afghanistan (imposée par des troupes soviétiques très majoritairement musulmanes) s'est soldée par le cuisant et sanglant échec que l'on connaît – et que cet ouvrage de 1985 mentionne déjà.
Les personnages révolutionnaires persécutés sont toujours charismatiques, une doctrine du « communisme national musulman », quels qu'en soient ses contenus, garde un attrait particulier de par une pérennité dépassant la brève activité de son théoricien. De plus, les écrits de Sultan Galiev ainsi que les documents officiels sur ses deux arrestations étaient encore largement inaccessibles lors de la parution de cet ouvrage, comme l'indique l'annexe « Analyse critique des sources », puisque l'URSS existait toujours et « qu'aucune bibliothèque occidentale ne possède les collections des journaux publiés à Kazan en russe ou en tatar auxquelles, nous le savons, Sultan Galiev collabora ». Toutes ces circonstances qui ont alimenté la légende du personnage rendent d'autant plus intéressante une analyse factuelle sérieuse de son parcours.



Cit. :


1. « Les Tatars de Kazan furent les tout premiers du monde musulman à accéder, dès le XIXe siècle, au stade capitaliste. La substitution de la bourgeoisie capitaliste à la féodalité terrienne comme classe dirigeante aurait dû logiquement amener dans son sillage la "libéralisation" de l'ancienne idéologie religieuse. Or l'hégémonie de la bourgeoisie tatare s'accompagna de la renaissance de l'islam dans sa forme la plus traditionnelle et la plus conservatrice.
Les raisons de ce phénomène – que l'on a pu observer dans d'autres pays colonisés – sont multiples. La haine de tout ce qui était russe et le souvenir des persécutions religieuses du début du XVIIIe siècle, réaction naturelle de défense contre la poussée des idées chrétiennes et libérales, ne furent certes pas étrangers à ce retour au conservatisme religieux, que l'on peut aussi expliquer par l'orientation du commerce tatar. » (pp. 19-20)

2. « Tout le monde, y compris les conservateurs convaincus, usait du vocabulaire révolutionnaire, parlait "lutte de classe" et "dictature du prolétariat" et se voulait marxiste sans trop se soucier de ce que ce mot pouvait signifier réellement ni savoir qui était ce fameux mais mythique Karl Marx (Qaryl Marqyss, comme on disait en tatar).
Il aurait été vain d'ailleurs de chercher parmi les musulmans de Russie de vrais marxistes orthodoxes car leur lutte avait un caractère purement national et non social. Leur but était de se libérer de la domination d'un maître étranger – russe – et non de combattre un ennemi de classe national – tatar. Pour les élites musulmanes progressistes qui, dès cette époque, étaient prêtes à accueillir le socialisme, celui-ci était avant tout un modèle d'organisation et non pas un corps de théories susceptibles de réorganiser la société selon les principes de l'internationalisme prolétarien. Mais plusieurs aspects du marxisme leur paraissaient spécialement attirants.
En premier lieu l'usage de "l'action directe" et la technique du travail clandestin conspirationnel. » (pp. 49-50)

3. « Comme leurs camarades socialistes occidentaux, les jeunes musulmans avaient envers leur passé national une attitude iconoclaste. Toutefois, à la différence des Occidentaux, ils rejetaient uniquement le passé récent, celui de la décadence et de la compromission avec l'Occident. Le socialisme était certes une clef pour l'avenir mais aussi une clef ouvrant vers le passé lointain, celui de l'âge d'or de l'islam turc, de la Horde d'Or et de l'empire de Timur, quand les Russes étaient sujets des khans tatars.
Mais jusqu'à la Révolution de 1917, personne parmi ces socialistes orientaux ne s'était encore posé la question fondamentale qui va agiter le monde islamique pendant le demi-siècle suivant : l'islam et le marxisme sont-ils compatibles ? C'est à Sultan Galiev qu'il appartiendra d'y répondre. Pour le moment, cette interrogation était superflue. Tout le monde était d'accord : le marxisme n'apporterait que le cadre de fonctionnement, tandis que l'islam fournirait l'idéologie. » (pp. 54-55)

4. « Aussi, en dépit de tous ses "défauts" et erreurs, les bolcheviks russes de Kazan ne désiraient ni critiquer ouvertement le Comité ni, à plus forte raison, le combattre. Ils voyaient en lui un allié et une école de marxisme destinée à "bolcheviser" l'intelligentsia progressiste tatare encore tout imprégnée de panislamisme. Mais c'est le contraire qui se produisit : pour la majeure partie de ses dirigeants et de de ses membres, le Comité fut une école de nationalisme.
Durant des mois de préparation fébrile et d'agitation intellectuelle sans précédent, Sultan Galiev et ses compagnons, les dirigeants du Comité socialiste, élaborèrent les rudiments de la doctrine du futur communisme national musulman qui, plus tard, seront condamnés par le Parti Communiste russe comme autant d'hérésies dangereuses. Deux points surtout étaient, dès cette époque, mis en lumière par Sultan Galiev :
- Le désir de construire un socialisme "national", adapté aux conditions particulières d'un pays islamique et de le porter dans le reste du 'Dar ul-Islam', libéré de "l'impérialisme de la bourgeoisie européenne" par les seules forces des travailleurs musulmans et non du prolétariat russe ou occidental.
En pratique, cette tendance nationaliste se manifestait par la défiance de toutes les organisations politiques russes, y compris le parti bolchevik, et le refus de rompre définitivement avec les autres groupes tatars, même bourgeois. Sultan Galiev et Vahitov considéraient que leur Comité devait militer à l'extrême gauche du mouvement national tatar. » (p. 71)

5. « Plus que jamais, Sultan Galiev était convaincu que l'Europe était, comme il disait, "un foyer révolutionnaire éteint", mais que le monde colonial, en revanche, offrait un terrain propice. Le mouvement révolutionnaire se développait en effet en Turquie et en Iran.
[…]
Une flottille de l'Armée rouge débarqua à Enzeli et les Djenguelis en profitèrent pour proclamer, le 4 juin [1920], la République socialiste soviétique de Ghilan, présidée par le chef Djengueli, Mirza Kuchik Khan, à la tête d'une coalition de nationalistes et de communistes de l' 'Adalat' accourus de Bakou [qui était aussi la capitale d'une République socialiste soviétique proclamée sans le concours de l'Armée rouge]. C'était la première fois qu'une république "socialiste et soviétique" était fondée hors du territoire de l'ancienne Russie, exemple suivi, plus tard, par la Mongolie et, après la Seconde Guerre mondiale, par les démocraties populaires de l'Europe orientale. Le 20 juin 1920, les communistes iraniens tenaient à Rusht, capitale de la nouvelle république soviétique, le Congrès constitutif du Parti communiste iranien. Presque au même moment, des groupes communistes apparaissaient un peu partout dans les pays du Dar ul-Islam : un Parti socialiste égyptien était fondé à Alexandrie et en décembre 1920, un Parti communiste à Java était accepté comme membre de plein droit de la IIIe Internationale.
Qui, de Sultan Galiev, misant sur le monde colonial, ou des chefs bolcheviks, qui ne voulaient en entendre parler qu'en qualité d'objet et non de sujet de la Révolution, avaient la vision la plus juste de l'Histoire ? » (pp. 138-141)

6. « Comme la plupart des révolutionnaires asiatiques, ses contemporains ou ses héritiers, Sultan Galiev pensait que la révolution dans le Tiers-Monde devait être à la fois une révolution sociale dirigée contre les "exploiteurs indigènes", bourgeoisie et féodaux fonciers, et le clergé musulman "rétrograde", et la révolution nationale dirigée contre la domination étrangère. Mais il apportait une importante correction hérétique à ces thèses somme toute parfaitement orthodoxes en déclarant que la structure de la société musulmane ne permettant pas de mener de front les deux révolutions, il était vain et dangereux d'y favoriser simultanément l'éclosion de la conscience nationale et l'éveil de la conscience de classe et que, puisque la priorité absolue allait à la libération nationale, il fallait retarder l'heure de la révolution sociale. Pour justifier ce raisonnement, il s'appuyait sur la structure de la société indigène et affirmait que la paysannerie pauvre et le prolétariat musulmans étaient encore incapables d'assumer le pouvoir, tant en raison de leur faiblesse numérique et idéologique que du caractère toujours homogène de cette société indigène. Pour lui, le dernier des paysans russes ou allemands était plus riche que le plus fortuné des koulaks tatars. » (pp. 192-193)

7. « […] Sultan Galiev ne pouvait réussir car il avait réellement cherché à concilier deux inconciliables, le nationalisme panturc et le marxisme à la mode russe. En 1928, il ne pouvait pas encore comprendre qu'en devenant russe le communisme était déjà le communisme d'une grande puissance impérialiste chargée de cinq siècles de tradition antimusulmane ni que les dix années d'internationalisme prolétarien utopique ne pouvaient effacer un passé multiséculaire de haines raciales et religieuses.
La seconde arrestation de Sultan Galiev se place à un tournant capital de l'histoire de l'URSS et du Komintern. Staline avait définitivement triomphé de ses rivaux et sa doctrine du "socialisme dans un seul pays" allait opérer une symbiose croissante entre la Russie soviétique, empire héritier de celui des Tsars et la "patrie du socialisme". Le Komintern cessait d'être une institution indépendante. Il devenait en fait […] un instrument obéissant au Parti communiste russe. Partout en Asie, la stratégie soviétique avait subi des défaites dont Staline rejetait la responsabilité sur les dirigeants du Komintern.
[…]
Les leçons tragiques de Turquie, d'Iran, d'Égypte et de Chine furent acceptées par Staline au VIème Congrès du Komintern qui se tint à Moscou en 1928.
[…]
La conséquence fut le complet isolement du communisme dans les pays d'Asie et l'effacement de l'URSS dans tout le Tiers-Monde. Les Soviétiques n'avaient en effet rien à offrir aux pays coloniaux ou ex-coloniaux, ni en matière d'assistance économique ou militaire ou encore de modèle d'idéologie politique. Plusieurs dirigeants du communisme asiatique des plus importants, dont notamment l'Indien Mobendra-Nath Roy et l'Indonésien Tan Malaka rompirent alors avec le Komintern.
[…]
À partir de 1928, un rideau de fer hermétique va isoler du Moyen-Orient les territoires musulmans de l'URSS, et tous les contacts entre les musulmans soviétiques et leurs coreligionnaires de l'étranger sont rompus. […] Le rêve de Sultan Galiev de faire de ses compatriotes tatars les intermédiaires entre le communisme et l'Orient s'écroule, définitivement brisé. » (pp. 244-246)

8. « Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, se sont développées dans tout le Tiers-Monde des théories selon lesquelles la révolution coloniale pourrait triompher dans une société non-industrielle, sans l'aide ni le contrôle russes. Toutes rappellent plus ou moins les idées de Sultan Galiev, sans qu'on puisse affirmer une filiation directe. Certaines, cependant, notamment en Afrique du Nord, se réfèrent explicitement au théoricien tatar. […] En 1965, Lin Piao répétait presque mot pour mot le théorème énoncé par Sultan Galiev en 1920.
[…]
En 1954, le leader du Mouvement de Libération Nationale Algérienne, Ben Bella, kidnappé et emprisonné par les Français, eut l'occasion, en captivité, de prendre connaissance des écrits de Sultan Galiev. Devenu président de la République algérienne, Ben Bella le cita à plusieurs reprises, notamment au sujet de l' "Internationale coloniale". […] Comme Sultan Galiev, Muammar Khadafi a soin d'inclure l'URSS parmi les pays impérialistes du Nord. » (pp. 276-278)

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