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[La Cité des Dames | Christine de Pizan]
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apo



Sexe: Sexe: Masculin
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Localisation: Ile-de-France
Âge: 52 Poissons


Posté: Ven 09 Juin 2023 8:33
MessageSujet du message: [La Cité des Dames | Christine de Pizan]
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Si Christine de Pizan (1364-1430) est peut-être considérée comme l'un des premiers auteurs de la littérature française, ayant importé de son Italie d'origine « l'umanesimo » de Pétrarque et de Boccace, elle est assurément l'une des grandes voix du féminisme du XVe siècle. Sa Cité des Dames est une double allégorie : trois valeurs incarnées en personnages féminins – dame Raison, dame Droiture et dame Justice – dialoguent avec la narratrice pour dénoncer la misogynie de l'époque tout en la guidant dans l'édification d'une Cité (respectivement de ses remparts, de ses bâtiments, de ses toitures) où seront réunies une série de femmes illustres et vertueuses des tous les temps, dont les récits biographiques constituent la matière du livre. Bien que la perspective féministe de l'autrice soit plutôt éloignée de la nôtre, puisqu'elle reflète résolument la doctrine de l'Église (pré-Réforme), qu'elle n'aspire aucunement à l'égalité des genres ni ne conteste la misogynie d'Aristote et des Pères de l'Église, se limitant en somme à un niveau de misogynie « infra-philosophique », on est stupéfait de retrouver presque à l'identique un grand nombre de préjugés sexistes qui restent d'actualité aujourd'hui : l'infériorité intellectuelle et morale des femmes, l'inopportunité des les autoriser à l'étude et à l'exercice des professions « masculines », leurs fautes et responsabilités dans les défauts de l'institution matrimoniale et dans le couple en général, la coquetterie, l'inconstance et la luxure jusqu'à leur plaisir inavoué à être violées, leur avarice ou prodigalité... Les arguments de réfutation de ces préjugés, ce sont les trois divines interlocutrices de Christine qui les lui apportent, en invoquant l'exemple de plus d'une centaines de personnages féminins. En bref, cet ouvrage inaugure le genre, encore en usage de nos jours, des œuvres féministes qui consistent dans des dictionnaires biographiques de femmes remarquables.
Mais ce qui est très dissonant par rapport à notre manière d'argumenter d'aujourd'hui, c'est qu'aucune distinction de forme ni de fond n'est envisagée entre les personnages historiques réels, y compris les contemporaines de l'autrice dont elle a choisi ici uniquement les membres de la haute aristocratie (ce qui ne semble pas être le cas dans d'autres ouvrages féministes siens), les femmes illustres de l'Histoire grecque et romaine, d'une part, et les personnages de fiction, de l'épos homérique, des tragédies grecques, de la poésie antique, de la prose contemporaine – surtout de Boccace qui est si souvent convoqué, d'autre part, et encore les personnages bibliques, évangéliques, et l'hagiographie des saintes, avec tout ce que cette dernière comporte de prodiges, miracles et autres narrations fantastiques ou symboliques. Ainsi, l'invention de l'agriculture par Cérès, celle du jardinage par Isis, celle des chiffres par Minerve sont mises sur le même plan que l’œuvre poétique avérée de Sappho, avec pour seule « précaution méthodologique » de préciser que celles que « l'erreur païenne » considérait comme des déesses avaient été en réalité d'anciennes reines ou princesses bien humaines ayant vécu en Grèce ou en Italie ou en Égypte naguère... Boccace lui-même, dans son contrat de réalisme avec le lectorat, était plus moderne que Christine de Pizan, dans la mesure où il ne laissait planer aucun doute sur la nature fictionnelle de ses personnage et de leurs histoires et en faisait allégrement usage au second degré, notamment dans le but de l'humour. Moins grave mais aussi dissonant, tous ces personnages féminins de tous les temps et de plusieurs contextes culturels sont réduits et « formatés » dans le même moule de la morale chrétienne rigoriste de l'autrice, estimés à l'aune de leur vertu, de leur honneur, de leur « modestie » presque un synonyme de chasteté, de leur piété, en somme des valeurs spécifiques de son époque (et sans doute de sa classe sociale). Cela provoque des anachronismes qui nous rendent presque méconnaissables certains personnages, par ex. Médée, dont notre vision est peut-être aussi le fruit d'un autre anachronisme, mais qui a au moins le mérite de nous les rendre plus compréhensibles, car plus proches de nous. Par contre, je ne cesse de m'étonner de la familiarité, presque de l'intimité que les auteurs et autrices de ces siècles pré-modernes entretenaient et cultivaient avec l'ensemble du corpus écrit dont ils disposaient (littéraire, religieux, philosophique) depuis l'Antiquité jusqu'à leurs jours sans solution de continuité ni sentiment d'étrangeté, comme si aujourd'hui quelqu'un pouvait être aussi intime à la fois de Marie Madeleine, de Judith et de Pénélope (la femme d'Ulysse, tout comme celle de Fillon...) que d'Emma Bovary, de Hillary Clinton et de Beyoncé !



Cit. :


1. « […] on pourrait tout aussi bien demander pourquoi Dieu n'a pas voulu que les hommes fassent les travaux des femmes ou les femmes ceux des hommes. À cette question il faut répondre qu'un maître avisé et prévoyant répartit à sa maisonnée les différents travaux domestiques […]. Dieu a ainsi voulu que l'homme et la femme le servent différemment, qu'ils s'aident et se portent secours mutuellement, chacun à sa manière. Il a donc donné aux deux sexes la nature et les dispositions nécessaires à l'accomplissement de leurs devoirs, même si parfois les êtres humains se trompent sur ce qui leur convient. » (p. 62)

2. « "[…] Je souhaite vivement connaître la réponse, car les hommes affirment que les femmes n'ont que de faibles capacités intellectuelles."
Elle me répondit : "Mon enfant, tout ce que je t'ai dit auparavant te montre que cette opinion est tout le contraire de la vérité […] Je te le redis, et n'aie plus peur du contraire ; si c'était la coutume d'envoyer les petites filles à l'école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu'eux. Et cela arrive en effet, car […] les femmes ayant le corps plus délicat que les hommes, plus faible et moins apte à certaines tâches, elles ont l'intelligence plus vive et plus pénétrante là où elles s'appliquent."
[…]
"Sais-tu pourquoi elles savent moins ?
- Non, ma Dame, il faut me le dire.
- C'est sans aucun doute qu'elles n'ont pas l'expérience de tant de choses différentes, mais, s'en tenant aux soins du ménage, elles restent chez elles, et rien n'est aussi stimulant pour un être doué de raison qu'une expérience riche et variée.
- Ma Dame, si leur esprit est aussi capable d'apprendre et de concevoir que celui des hommes, pourquoi n'apprennent-elles pas davantage ?"
Elle me répondit : "Ma chère enfant, c'est qu'il n'est pas nécessaire à la société qu'elles s'occupent des affaires des hommes, comme je te l'ai déjà dit. Il leur suffit d'accomplir les tâches ordinaires qu'on leur a confiées." » (pp. 91-92)

3. « "Ma Dame, je vois bien qu'on peut trouver de fort nombreuses femmes instruites en sciences ou en arts, mais je vous demande si vous n'en connaissez point qui, par intuition, savoir, intelligence ou habileté, aient créé d'elles-mêmes quelques techniques nouvelles ou sciences nécessaires, bonnes et utiles, qui n'eurent jamais été inventées ou connues auparavant. Car ce n'est pas bien difficile d'apprendre dans les pas d'autrui une matière déjà constituée et reconnue, mais c'est tout autre chose que de trouver soi-même une science totalement neuve et originale."
Elle me répondit : "Il est bien sûr évident que l'intelligence et l'habileté féminines ont découvert un nombre considérable de sciences et techniques importantes, tant dans les sciences pures, comme en témoignent leurs écrits, que dans le domaine des techniques, comme en font preuve les travaux manuels et les métiers." » (p. 99)

4. « "[…] Mais je ne puis passer sous silence cette coutume si répandue parmi les hommes et même chez certaines femmes, car au terme de leur grossesse, quand les femmes mettent au monde une fille, il arrive souvent que les maris soient mécontents et se plaignent de ce que leurs femmes ne leur aient pas donné un fils ; et leurs femmes, sottes qu'elles sont, au lieu de se réjouir pleinement que Dieu ait permis que l'accouchement se passe bien et de l'en remercier de tout cœur, elles aussi sont mécontentes, puisqu'elles voient que leurs maris le sont. Comment se fait-il, ma Dame, qu'elles s'en affligent ainsi ? Croit-on donc que les filles sont un plus grand fardeau que les garçons, ou qu'elles portent moins d'amour à leurs parents, ou s'occupent moins d'eux que ne le font leurs fils ?"
Elle me répondit : "[…] le motif principal de leur mécontentement est la crainte des frais qu'ils prévoient quand il faudra les marier, car ils devront alors engager des dépenses. D'autres le font encore parce qu'ils redoutent que jeunes et naïves, elles ne succombent sous le charme d'un séducteur. Toutefois, aucune de ces raisons ne résiste à l'examen critique." » (p. 138)

5. « "[…] Je m'étonne fort de l'opinion avancée par quelques hommes qui affirment qu'ils ne voudraient pas que leurs femmes, filles ou parentes fassent des études, de peur que leurs mœurs s'en trouvent corrompues."
Elle me répondit : "Cela te montre bien que les opinions des hommes ne sont pas toutes fondées sur la raison, car ceux-ci ont bien tort. On ne saurait admettre que la connaissance des sciences morales, lesquelles enseignent précisément la vertu, corrompe les mœurs. Il est hors de doute, au contraire, qu'elle les améliore et les ennoblit. […] Je ne dis pas qu'il soit bon qu'un homme ou une femme s'adonne à l'art de la sorcellerie ou aux sciences interdites, car ce n'est pas sans raison que la sainte Église en a défendu la pratique. Mais que la connaissance du bien corrompe les femmes, c'est ce que l'on ne saurait admettre." » (pp. 178-179)

6. « Et vous, chères amies qui êtes mariées, ne vous indignez pas d'être ainsi soumises à vos maris, car ce n'est pas toujours dans l'intérêt des gens que d'être libres. C'est ce qui ressort en effet de ce que l'ange de Dieu disait à Esdras : que ceux qui s'en étaient remis à leur libre arbitre tombèrent dans le péché, se soulevèrent contre Notre-Seigneur et piétinèrent les justes, ce qui les entraîna dans la destruction. Que celle qui a un mari doux, bon et raisonnable, et qui l'aime d'un véritable amour, remercie le Seigneur, car ce n'est pas là une mince faveur, mais le plus grand bien qu'elle puisse recevoir sur cette terre ; qu'elle mette tous ses soins à le servir, le chérir et l'aimer de cœur fidèle – comme il est de son devoir – vivant dans la tranquillité et priant Dieu qu'il continue à protéger leur union et à leur garder la vie sauve. Quant à celle dont le mari n'est ni bon ni méchant, elle doit aussi remercier le Seigneur de ne pas lui en avoir donné un pire ; elle doit faire tous ses efforts pour modérer ses excès et pour vivre paisiblement selon son rang. Et celle dont le mari est pervers, félon et méchant doit faire tout son possible pour le supporter, afin de l'arracher à sa perversité et le ramener, si elle peut, sur le chemin de la raison et de la bonté ; et si, malgré tous ses efforts, le mari s'obstine dans le mal, son âme sera récompensée de cette courageuse patience, et tous la béniront et prendront sa défense. » (p. 276)

7. « Enfin, vous toutes, mesdames, femmes de grande, de moyenne ou d'humble condition, avant toute chose restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu. Voyez, chères amies, comme de toutes parts ces hommes vous accusent des pires défauts ! Démasquez leur imposture par l'éclat de votre vertu ; en faisant le bien, convainquez de mensonge tous ceux qui vous calomnient. Ainsi pourriez-vous dire avec le Psalmiste : "L'iniquité du méchant retombera sur sa tête." Repoussez ces hypocrites enjôleurs qui cherchent à vous prendre par leurs beaux discours et par toutes les ruses imaginables votre bien le plus précieux, c'est-à-dire votre honneur et l'excellence de votre réputation ! Oh ! fuyez, mesdames, fuyez cette folle passion qu'ils exaltent auprès de vous ! Fuyez-la ! » (p. 277)

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Auteur    Message
Swann




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Posté: Lun 12 Juin 2023 8:21
MessageSujet du message:
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Pas merci, apo : tu viens d'ajouter un livre (dont la lecture était certes déjà différée depuis plusieurs années) sur ma pàl vacillante de cet été ! Wink
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Auteur    Message
apo



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Localisation: Ile-de-France
Âge: 52 Poissons


Posté: Lun 12 Juin 2023 11:06
MessageSujet du message:
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Ben pas de rien Very Happy
Samedi dernier, une amie invitée à déjeuner évoquait l'ouvrage très connu de Titou Lecocq, Les grandes oubliées. J'ai mentalement fait l'analogie avec ce livre-ci du début du XVe...
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Sunt qui scire volunt
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