Stéphanie Chayet, Phantastica – Ces substances interdites qui guérissent, Grasset 2020 ; ISBN : 9782246818793. 4*
Dans les années 1950-1960 les substances hallucinogènes naturelles et de synthèse provoquèrent un engouement sans commune mesure dans l'histoire des drogues, puis elles furent interdites et stigmatisées à la fin de la décennie, alors que la recherche psychiatrique était prometteuse. Ces dernières années, aux États-Unis, en parallèle avec une consommation prohibée qui a explosé, l'on assiste à une percée thérapeutique qui est en passe d'être agréée par l'agence américaine du médicament. Réservés d'abord au traitement de l'anxiété chronique des malades oncologiques, les champignons à psilocybine, la mescaline du cactus mexicain, l'ayahuasca du Pérou, ainsi que le LSD déjà prisé par les golden boys de la Silicon Valley constituent désormais l'objet de recherche de plusieurs institutions scientifiques de mieux en mieux financées par des sponsors privés. Depuis 2016, le California Institute of Integral Studies (CIIS) délivre même un « Certificat de recherche et thérapie assistées par des psychédéliques » aux professionnels de santé et travailleurs sociaux.
En France, où est vigueur l'une des législations les plus conservatrices et prohibitionnistes en matière de psychotropes, l'auteure entend par cet ouvrage initier ou stimuler le débat en assumant une posture assez ouvertement élogieuse des psychédéliques. Elle mêle une étude sur l'histoire récente de ces substances, une enquête journalistique qui interroge les protagonistes américains de cette renaissance, aussi bien dans le milieu de la recherche universitaire que de la consommation (de moins en moins) clandestine, au récit de sa propre expérience après un cancer. Si un enthousiasme non dissimulé apparaît pour le potentiel thérapeutique de la psilocybine contre la dépression, de la MDMA contre les stress post-traumatiques, du LSD contre les dépendances, l'anorexie et d'autres psychopathologies, et en général de toutes ces molécules pour favoriser une reconnexion à la nature, à l'universel, à une spiritualité mystique possédant même des connotations écologistes, l'ouvrage ne fait pas l'économie des précautions à prendre afin de minimiser les dangers des « bad trips », dans le cadre d'une analyse précise et pourtant toujours très accessible des découvertes récentes des neurosciences sur la conscience et le « réseau du mode par défaut (RMD) » : le scientifique de référence cité est Robin Carhart-Harris, qui confirme l'intuition sur le fonctionnement cérébral du philosophe Henri Bergson reprise par Aldous Huxley.
Cit. :
1. En exergue du volume : « Les gens se divisent en deux catégories : ceux qui ont pris le champignon et sont disqualifiés par le caractère subjectif de leur expérience, et ceux qui ne l'ont pas pris, et sont disqualifiés par leur totale ignorance du sujet ! » (R. Gordon Wasson)
2. « Pourquoi certains psychonautes accumulent-ils les expériences ? "Pour moi, c'est un travail au long cours, comme la psychanalyse. C'est un chemin qui n'a rien de récréatif – il n'y a pas de plaisir à être malade dans la jungle – mais qui permet de débloquer des choses, de faire sauter des barrières, de creuser chaque fois davantage." [entretien avec un expérimentateur d'ayahuasca]. Le modèle médical a certes démontré l'efficacité d'une dose unique, mais elle n'a pas été mesurée au-delà de douze mois. De fait, la plupart des cobayes que j'ai pu interviewer m'ont dit qu'ils renouvelleraient volontiers l'expérience si c'était possible, et certains n'ont pas hésité à recourir à des guides clandestins quand les bienfaits de leur traitement se sont dissipés. Dans l'underground,, la fréquence de l'usage varie beaucoup d'une personne à l'autre. » (p. 90)
3. « Non seulement mes expériences psychédéliques occasionnèrent des examens de conscience en bonne et due forme, mais ils laissèrent des traces, une boussole. Il m'arrive assez souvent de me dire, au moment de commettre un acte qui ferait horreur à mon cerveau sous psilocybine, par exemple hausser le ton ou jeter un chewing-gum dans la rue, qu'il reviendra me hanter dans un prochain trip. Je soupçonne aussi le fort désir d'authenticité que j'ai ressenti sous l'influence des champignons magiques d'avoir rendu possible ce récit à la première personne, une forme d'écriture que je n'ai jamais pratiquée. » (p. 103)
4. « Le tourisme de masse à favorisé une spécialisation du chamanisme, aujourd'hui moins divinatoire et plus médicinal pour satisfaire une nouvelle clientèle en quête de "guérison". Selon Ben de Loenen, organisateur depuis 2016 d'une conférence annuelle mondiale sur l'ayahuasca, cette forme d'assainissement des pratiques s'accompagne d'une survivance de la sorcellerie comme outil de régulation : la magie noire permettrait de rebattre les cartes quand la réussite économique de certains chamans menace l'ordre social horizontal, m'explique-t-il. Au chapitre des calamités, on note aussi l'apparition opportuniste de guérisseurs incompétents ou immoraux, et l'épuisement localisé des ressources naturelles : il faut par endroits s'enfoncer de plus en plus profondément dans la forêt tropicale pour trouver la liane. Cette révolution économique élève cependant le niveau de vie de communautés marginalisées, valorise leurs savoir-faire, et revitalise leurs dialectes. » (pp. 130-131)
5. « Sommes-nous manipulés par ces végétaux qui nous donnent pour leur règne les yeux de Chimène ? La question peut sembler folle, mais qu'on soit prévenu : il devient difficile de ne pas se la poser après avoir ingéré l'une de ces plantes. Si Toxoplasma gondii, un organisme unicellulaire aussi dépourvu de cerveau qu'une pâquerette, arrive à programmer la souris à se jeter dans la gueule du chat pour que le parasite puisse se reproduire dans son tube digestif, il n'est pas impensable qu'un champignon "profite" de l'adoration inspirée aux humains par son alcaloïde pour propager ses gènes. » (pp. 153-154)
6. « "Cher M. Steve Jobs, commence le vieux chimiste. Un bonjour d'Albert Hofmann. D'après les médias, le LSD vous a été utile pour le développement des ordinateurs Apple ainsi que votre propre quête spirituelle, et je serais curieux de savoir en quoi. Je vous écris, peu après mon cent-unième anniversaire, pour vous demander de soutenir l'étude proposée par le psychiatre suisse Peter Gasser sur la psychothérapie assistée par le LSD chez des sujets souffrant d'anxiété associée à une maladie potentiellement fatale. Ce sera la première étude d'une psychothérapie assistée par le LSD depuis plus de 35 ans. J'espère que vous m'aiderez à transformer mon enfant terrible en enfant prodige. Cordialement. Albert Hofmann." Steve Jobs, l'ingrat, ne l'aida pas.
Depuis, les bourses se sont déliées, d'abord discrètement, puis ostensiblement. Selon Marc Gunther, un journaliste américain spécialisé dans la philanthropie, les donations déclarées par les divers instituts de recherche psychédélique ont bondi en 2018, portées par un jeune mouvement social et philosophique connu sous le nom d'altruisme efficace. » (pp. 190-191)
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