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[Il n'y a pas de drogués heureux | Claude Olievenstein]
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Posté: Dim 03 Oct 2021 15:22
MessageSujet du message: [Il n'y a pas de drogués heureux | Claude Olievenstein]
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Fondateur de l'hôpital Marmottan qui, après 50 ans exacts, demeure un centre pionnier dans l'accompagnement et le traitement des toxicomanes, spectateur horrifié de la psychiatrie des années 50 et 60 qui perdure sans doute par endroits, ennemi de la répression judiciaire, opposé à la méthadone, favorable à la dépénalisation du cannabis dès 1984 et défenseur de méthodes antipsychiatriques depuis que l'héroïne survint comme préoccupation des pouvoirs publics, Claude Olievenstein (1933-2008), auteur d'une vingtaine de titres, est une référence classique en matière d'addictions. Avant de m'acheminer dans sa pensée et ses pratiques thérapeutiques, il m'a semblé opportun de me pencher sur son autobiographie que représente cet ouvrage. Il est intéressant que le psychiatre l'ait rédigée lui-même très prématurément, à l'âge d'à peine 45 ans, alors qu'il n'avait encore publié que deux ouvrages sur la drogue et la toxicomanie.
Dans un parcours totalement chronologique, le lecteur découvre l'enfance d'un enfant juif réfugié en France le lendemain de la prise du pouvoir d'Hitler, une période de grandes difficultés familiales durant la guerre et un certain flottement dans l'orientation de ses études et de ses affiliations partisanes, puis les atrocités des asiles psychiatrique où il effectue son internat, et enfin, lors de son installation professionnelle à Villejuif, après la guerre d'Algérie, la découverte et l'expérimentation du LSD. Ainsi, à l'issue d'une Première Partie intitulée : « Les chemins d'une vocation », il apparaît un jeune docteur dont la « vocation » à se spécialiser dans la prise en charge des toxicomanes, de façon expérimentale et foncièrement en révolte contre les institutions médicales existantes, est fortement marquée par sa propre fréquentation des jeunes drogués, à peine ses cadets, avec lesquels il ne cesse d'être en rapport et en communication, presque en communion d'expériences et d'aspirations.
La Deuxième Partie s'intitule « À l'écoute des drogués », et elle débute avec l'opportunité extraordinaire d'avoir eu carte blanche pour l'ouverture du centre de soins de Marmottan, institution dont il est l'animateur, le seul responsable et le chef charismatique. Il n'y a pas de changement de ton, pas davantage de prise de parole des drogués dans cette narration de l'institution et du rôle de son fondateur, hormis la constante de la proximité désormais institutionnalisée, dans un cadre d'abord complètement anarchique, entre soignants, « accompagnants » et toxicomanes, dans un esprit qui se fonde sur le respect, la liberté, l'estime réciproques, l'admiration même. Il faut bien que le titre du livre soit aussi péremptoire pour nous convaincre du jugement final de l'auteur sur la drogue. En effet, de façon étonnamment sincère et remarquablement fertile pour la pensée, le lecteur assiste à la contradiction permanente que l'auteur vit entre sa fascination pour les drogues, son admiration humaine et intellectuelle pour nombre des jeunes drogués cités, et enfin, au-delà des substances, entre son questionnement enthousiaste du potentiel révolutionnaire de la critique sociale contenue dans le choix de vie de ces filles et garçon d'après Mai 68, d'une part, et d'autre part, le témoignage déconfit des drames, des morts, des suicides, des déchéances entraînés par les addictions, l'observation des faibles résultats des tentatives individuelles de se sauver de comportements létaux, de souffrances psychiques inguérissables, ainsi que le constat des tout aussi médiocres bénéfices de la prise en charge, dont le succès ne saurait dépasser, dans le meilleur des cas, un taux de 30%.
Cette autobiographie resplendit par son infaillible honnêteté intellectuelle. Dans la noirceur des situations évoquées, dans le désespoir du cadre de la « maladie des comportements » qui possède toujours, à son origine ainsi que dans ses clefs pour une éventuelle guérison, une corrélation avec des souffrances psychiques profondes dont seules les méthodes de l'analyse de l'inconscient, revues et corrigées au plus haut point, notamment par la primauté de l'affectivité, par l'offre d'un plaisir social et collectif se substituant à celui qu'apporte la substance en solitaire, seules les psychothérapies donc peuvent prétendre à une certaine efficacité, ce livre se présente comme une feuille de route sur les possibilités autant que sur les limites de l'action du soignant. Vu dans cette optique, on lui pardonnera plusieurs lenteurs et même, par moments, une certaine auto-complaisance (voire immodestie) de l'auteur.


Cit. :

1. « Car ce n'est pas un hasard si la psychanalyse est née et s'est développée en milieu israélite. Alors que l'enseignement local s'acharnait à ramener toute la vie affective à un schéma ordonné comme une mécanique, les analystes juifs doivent aux bases ancestrales de leur formation ce "tact" du discours souterrain qui gronde inlassablement en nous, lequel n'est pas de nature logique, mais, au contraire, se révèle à chaque instant contradictoire, plein de trous et de ratures, tordu et distordu. » (p. 56)

2. « Ainsi, entre le malade mental, le suicidant, le toxicomane d'une part, et son entourage de l'autre, s'établit, pourrait-on dire, une sorte de jeu pervers où les personnages se trouvent toujours en situation réciproque, n'était la réalité – intolérable, mais jouissive, elle aussi – de l'angoisse » (p. 126)

3. « En mimant cette espèce de discours du "ça", de l'inconscient, de ce je ne sais quoi qui est à l'intérieur de nous, Lacan faisait voler en éclat la lourde machinerie que la psychiatrie avait héritée du XIXe siècle et qui se survit encore dans certains services de la Salpêtrière ou d'ailleurs, cette pseudo-science, plaquée sur l'humain, où l'on construit le système mental à partir de la maladie physique, avec une nosographie, des formes cliniques, un pronostic et un traitement. Lacan – et Dieu sait que je ne suis pas lacanien ! - nous donnait enfin à comprendre que quelque chose se formule derrière le discours du "fou", du "schizophrène", et qu'il y a lieu d'en décrypter le sens... » (p. 133)

4. « Mais par-delà le côté strictement médical de l'affaire, j'avais pressenti, encore très obscurément, quelque chose de nouveau dont la prise de conscience progressive allait, dans les années à venir, infléchir ma réflexion et mon activité : la "folie" peut être volontairement recherchée pour la raison qu'elle stimule la créativité et permet, surtout, d'accéder à un vécu ineffable où l'on a l'illusion de dépasser ses conflits intérieurs. De la folie subie et réprimée à la folie choisie et revendiquée : c'était là un singulier renversement de perspectives. Si singulier que j'aurais été, à ce moment, bien incapable de le formuler... » (pp. 157-158)

5. « Avec Edith, on s'en souvient, je m'étais beaucoup interrogé sur le plaisir chez le toxicomane. Il nous était apparu que ce plaisir ne relevait pas de l'illusion vécue, du fantasme, qu'il appartenait, au contraire, au réel, à la jouissance vraie. […]
Qu'est-ce à dire, sinon que se droguer, c'est faire l'amour avec soi-même ? Ici, le plaisir se définit par le rapport à un nouvel interdit, non plus celui de l'inceste – fondamental, pour la psychanalyse, de tout ce qui est de l'ordre de l'interdiction – mais celui de jouir soi-même, à l'intérieur de soi-même, par soi-même. » (p. 290)

6. « Nous le savons, la drogue est un phénomène de société, un des visages les plus caractéristiques de notre époque traumatisée : le toxico est malade de notre monde ; et puisque c'est par sa famille qu'il se relie, concrètement, à la collectivité, on peut dire qu'il est, d'abord, malade de ses parents. Pour lui, la came constitue le plus souvent un moyen, quasi magique, de survie au sein de rapports familiaux vécus comme un conflit sans issue. » (p. 305)

7. « La découverte de la toxicomanie a donc constitué pour moi un phénomène extrêmement troublant. Et les jeunes que j'ai rencontrés m'ont conduit à me mettre en question : ne se trouvaient-ils pas sur la bonne voie ? Que valait, auprès du leur, mon engagement personnel ? Cette volonté de se déconnecter, cette libération intérieure, n'était-ce pas là ce qu'il y avait de plus urgent, de plus profondément raisonnable ? Au fond de moi, cependant, quelque chose résistait. Et, soudain, j'ai vu se dissoudre le magnifique envol spirituel qui s'était développé autour des hallucinogènes, puis surgir la misère, la folie, la mort. J'ai continué de respecter le choix qu'avaient fait les toxicos : ils étaient libres et ce n'étaient presque jamais des êtres médiocres. Mais, dans le recours à la drogue, j'ai vu qu'il n'y avait ni vérité, ni raison. » (pp. 408-409)

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