Ce titre fanonien renferme une étude universitaire très soignée et extrêmement pertinente des migrations féminines trans-méditerranéennes dans la décennie 2010-2020. Contrairement à une idée reçue, la migration des femmes, même isolées, n'est pas un phénomène nouveau ; si elles sont environ autant que les hommes à prendre la route, celle-ci s'avère considérablement plus létale pour elles, et à chaque étape du trajet migratoire – terrestre, maritime, d'enfermement, de tri, de privation de liberté et de refoulement dans les divers camps qui caractérisent la frontière-marge mobile et diffuse de l'Europe – elles sont victimes de davantage de violences de toutes sortes qu'eux. Une longue enquête auprès de femmes africaines ayant traversé la Méditerranée et rejoint l'Italie et Malte permet d'explorer à la fois les spécificités de la migration féminine et d'élargir la perspective des études migratoires dans leur ensemble, par trois stratégies : l'observation des « lieux-frontières » (que certains, depuis Michel Agier définissent « non-lieux »), le recueil des récits de trajectoires et les suivis des femmes migrantes souvent dans plusieurs pays au fil des années. Les apports théoriques récents de la sociologie et de l'anthropologie des migrations sont très opportunément utilisés, mais aussi ceux du féminisme intersectionnel, notamment pour réaliser une lecture des trajectoires qui, loin d'être uniquement victimaire, met à l'épreuve la notion d'« autonomie en tension ».
Après une Introduction qui rappelle les données du drame de la traversée de la tranchée maritime de l'Europe, qui définit les nouvelles notions de « frontière » et de « enclosure », qui remet en perspective historique la présence des Africaines en Europe méridionale, et pose la balise des années 2000 comme le « tournant humanitaro-répressif », le chapitre initial, « La vie de Julienne », ouvre l'étude en donnant (rendant) la parole à une seule personne dont le parcours, y compris pré-migratoire, peut être considéré emblématique.
Le ch. 2 « La longue traversée des migrantes africaines » déjoue nombre d'idées reçues notamment sur les motivations aux départs, sur la prétendue dichotomie entre migration forcée vs. volontaire, sur la supposée ignorance des dangers encourus, enfin sur la notion de migration autonome en particulier au regard de la traite et des réseaux de passeurs.
Le ch. 3 « Archipels de la contrainte : l'arrivée en Europe » aborde la multiplicité des « plateformes et dispositifs de tri » à Malte et en Italie : « hotspots », centres de rétention, centres d'identification et d'expulsion, et des dispositifs de prise d'empreintes digitales, de rapatriement, de relocalisation (des « dublinées »), etc.
Le ch. 4 « Dans la marge : les paysages moraux de l'accueil » se penche sur la typologie des centres d'accueil des demandeurs d'asile, la notion de « paysages moraux » étant à mettre en relation avec les délais d'attente de la procédure, qui comportent l'immobilisation, la dichotomie entre « logique de crise » et « logique d'urgence », et, dans cet enclavement-captivité, l'élaboration dialectique de « politiques de l'intime » (dialectique entre migrantes et institutions).
Dans le ch. 5 « Les échelles de l'autonomie : corps, espace domestique, espace numérique », est élaboré et testé le concept d'«autonomie en tension » : par la maîtrise de son corps (sexualité, maternité, grèves de la faim, suicides, etc.), par la tentative de maîtrise de son espace de vie (à l'intérieur/à l'extérieur), par les usages multiples et abondants de l'Internet. Ces trois échelles – au sens géographique passé lui aussi au tamis critique – permettent une « reconfiguration de l'intimité ».
Le ch. 6 « Ce que les migrations font aux femmes, ce que les femmes font aux migrations », s'occupe en particulier de la nécessité de revoir ou de mettre à jour les études sur les migrations : se départir de l'« illusion de la féminisation des migrations », « féminiser le regard », « repenser l'équation "migration féminine = émancipation" », « repolitiser les migrations, repolitiser le genre ».
Enfin la très intéressante Annexe méthodologique s'intitule : « L'ethnographie au temps de la frontière » : à travers l'analyse critique de sa propre méthodologie, la chercheuse pointe un certain nombre d'écueils que comportent les témoignages des migrants, surtout s'ils sont recueillis par le truchement d'un intermédiaire (ex. d'un traducteur), ceux des responsables des centres d'accueil et autres administrations, les suivis par les outils numériques s'ils n'ont pas été précédés de rencontres de visu.
Au-delà de l'intérêt que je porte au(x) sujet(s) traité(s), ce volume est un vrai exemple du point de vue méthodologique : justesse du dosage entre vulgarisation et rigueur scientifique, entre théorie et actualité, entre parole savante et parole des témoins, entre engagement éthique (pour ne pas dire militantisme) et distanciation du chercheur.
Cit. :
1. « La marge est un laboratoire, un lieu d'expérimentation politique et de mise en scène de la. souveraineté de l'Union européenne : aujourd'hui, on a délégué la gestion des flux migratoires à certains pays du sud de l'Europe – et en particulier aux îles – en pratiquant une forme de sous-traitance du filtrage migratoire à l'intérieur même des frontières de l'UE. […]
Pour les femmes migrantes, ces marges sont un laboratoire politique. À l'instar de ce que nous suggèrent les féministes intersectionnelles, qui s'attachent à l'articulation des différents rapports de pouvoir et aux subjectivités qu'ils produisent, on peut considérer les marges tout à la fois comme des lieux d'oppression et de transformation. Dans ce livre, je décrirai les marges comme les lieux d'une activité morale intense, qui socialisent les femmes à leur "devenir subalterne", mais qui peuvent également être des lieux d'espoir, de déploiement de nouvelles solidarités et de formes de lutte, bref, de résistance. » (p. 24)
2. « Une étude récente menée en France auprès de femmes migrantes […] montre à quel point la complexité du trajet influe sur la probabilité de subir des violences physiques ou sexuelles en route. Cette étude parvient également à un autre résultat : les femmes qui ont eu des trajets migratoires longs et difficiles, quel que soit leur pays d'origine, sont souvent celles qui avaient déjà subi des violences avant leur départ. Il y a donc, en quelque sorte, une forme de cumul des violences au long de la route migratoire, cumul qui malheureusement ne cesse pas à l'arrivée en Europe. À l'instar de cette étude, les témoignages que j'ai recueillis croisent violences sexuelles et autres violences physiques, violences morales et symboliques, violences genrées et violences non genrées. » (pp. 59-60)
3. « Le problème n'est donc pas toujours pour les femmes, nous semble-t-il, celui de savoir ce qui les attend, quand bien même ce savoir est toujours partiel et fantasmé, et ne correspond pas à un vécu direct. […]
Par ailleurs, les femmes n'ont pas toujours grand-chose à perdre. Et si la route est longue, la promesse d'un autre horizon est savoureuse. Il y a quelque chose de l'ordre d'une poussée à l'autonomie que les entreprises de découragement et d'immobilisation parviennent difficilement à retenir. C'est précisément dans cette tension entre "mortification", "humiliation", "traitement inhumain", "dégradation" et "chance", "aventure" ou "destin" que la trajectoire migratoire est vécue, ou du moins qu'elle m'est restituée dans le côtoiement d'expressions pourtant antonymiques.
Le savoir migratoire peut dans certains cas devenir un véritable pouvoir, et ce n'est pas la moindre promesse parmi celles que contient la migration : on espère pouvoir tirer un jour profit des ressources symboliques, économiques et légales accumulées au fil de l'expérience migratoire, pour en obtenir des bénéfices ou en faire profiter les autres. » (pp. 81-82)
4. « J'ai ainsi eu, à plusieurs reprises, l'occasion d'entendre les sarcasmes des personnels sur la sexualité irresponsable et débridée des Africaines : "On ne sait pas trop de quoi elles sont capables, jusqu'où elles peuvent aller", me dit un travailleur social. D'autres, à l'inverse, soulignent leur incapacité à "se défendre des hommes de leur groupe" – sous-entendu les souteneurs africains. L'essentialisation et l'infantilisation ainsi opérées participent en creux à la construction d'un stéréotype de la migrante méritante et chaste. Tantôt victimes, tantôt putains, tantôt victimes et putains, les femmes font l'objet d'une intense stigmatisation, au croisement de la "race" et du genre. De telles anxiétés renvoient au registre de l'"humanitarisme sexuel" […] à savoir un mode de gouvernement des migrations qui articule la sexualité et le genre pour construire, hiérarchiser et ordonner les vulnérabilités. » (p. 146)
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