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[L'intelligence collective | Joseph Henrich]
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Posté: Sam 31 Oct 2020 19:09
MessageSujet du message: [L'intelligence collective | Joseph Henrich]
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[Titre originaire : The Secret of Our Success : How Culture is driving Human Evolution, domesticating Our Species and making Us Smarter.]

Si l'on évalue les mérites d'une théorie à l'ampleur des nouveaux horizons explicatifs qu'elle s'attelle à ouvrir, cet essai devrait recevoir une appréciation mesurable non sur cinq étoiles, mais en une constellation entière. Son point de départ est le postulat de la coévolution gènes-cultures selon un mécanisme d'accumulation autocatalytique. On peut ainsi comprendre la coévolution gènes-cultures :
1. « Au lieu d'opposer les explications "culturelles", "évolutionnaires", et "biologiques", les chercheurs ont récemment constitué un riche corpus d'où il ressort que la sélection naturelle, en agissant sur nos gènes, a façonné notre psychologie d'une manière qui crée des processus évolutionnaires non génétiques capables de produire des adaptations culturelles complexes. La culture et l'évolution culturelle sont dès lors une conséquence d'adaptations psychologiques façonnées par les gènes pour nous permettre d'apprendre d'autrui. » (p. 64)

Sauf que l'auteur va beaucoup plus loin, en supprimant la succession chronologique entre sélection génétique d'abord et adaptations culturelles ensuite. Il démontre que l'espèce humaine est la seule au sein de laquelle, après le franchissement d'un Rubicon où l'accumulation culturelle a pu être un facteur évolutif en soi, il s'opère une boucle rétroactive entre évolution culturelle, biologique et génétique fondée sur la capacité individuelle d'acquérir un savoir transmis culturellement – plutôt que par l'apprentissage par essais-erreurs – grâce à laquelle l'intelligence individuelle devient inapte ne serait-ce qu'à la simple survie dans un milieu donné sans le support de l'intelligence collective qui dépasse largement ses capacités.
Après avoir démontré les insuffisances de l'intelligence individuelle des humains et leur inadaptation à des changements de milieu de vie sans le concours de l'intelligence collective locale, l'auteur procède à la démonstration de la priorité de l'évolution culturelle sur celle génétique qui a provoqué de nombreuses modifications physiques qui, outre le cerveau, intéressent la plupart des organes du corps humain :
2. « On peut en déduire que l'évolution de nos systèmes sophistiqués de thermorégulation par sudation n'ont pu se développer qu'après que l'évolution culturelle, au fil des générations, a produit le savoir-faire indispensable pour fabriquer des récipients à eau et localiser des sources d'eau dans les environnements les plus divers. En réalité, la série d'adaptations qui nous a mués en coureurs si endurants fait partie d'un bouquet coévolutionnaire que, de son côté, la culture a enrichi d'un ingrédient essentiel – l'eau. » (p. 118)

Les humains sont donc la seule « espèce culturelle » dont non seulement l'anatomie, la physiologie et la psychologie se sont adaptées par un apprentissage culturel, mes aussi les normes sociales, les motivations, les conceptions du monde, parmi lesquelles, en particulier, celles qui ont trait au choix des modèles dont ils vont apprendre, selon des critères qui joignent à celui de la domination – hérité des primates – le prestige, le succès, et la similitude de genre, de dialecte et d'ethnicité. Rien de très réjouissant, donc, si l'on comprend qu'à l'instinct des inégalités et des hiérarchies s'ajoute une prédisposition au népotisme, au sexisme et au racisme...
Cette tendance à la sur-imitation des modèles choisis peut aussi conduire à une crédulité, à certaines conditions et sauf une exigence de preuves de crédibilité, capable même de mettre entre parenthèses le sens critique et le raisonnement de causalité individuels ; ainsi des religions, dogmes et rites ; ainsi des sensations désagréables provoquées par l'ingestion du piment qui peuvent se transformer culturellement en appétence pour la nourriture épicée dans des régions où elle est justifiée pour des raisons de prophylaxie :
3. « Fruit de ce très ancien pas de deux entre nos gènes et une évolution culturelle cumulative, notre cerveau s'est génétiquement adapté à un monde où l'information indispensable à notre survie est implicitement enchâssée dans un vaste corpus de savoir hérité (via la culture) des générations précédentes. Cette information est enfouie dans la routine des préparations quotidiennes (manioc), les tabous, les rituels divinatoires, les goûts locaux (piment), les modèles mentaux et les processus de fabrication des outils (tubes de flèches). Ces pratiques et ces croyances sont souvent bien plus intelligentes que nous, puisque ni un individu ni un groupe ne pourraient les mettre au point au cours d'une vie. […] il en va de même pour un certain nombre d'institutions, de croyances religieuses, de rituels et de pratiques médicales. Pour ces diverses raisons évolutionnaires, les apprenants décident d'abord d'"activer" ou non leurs percepteurs de modèles causaux, et, le cas échéant, déterminent avec soin le degré d'effort mental qu'ils sont prêts à y investir. Si la transmission culturelle leur a fourni un modèle mental préétabli expliquant comment fonctionnent les choses, ils les acquièrent et les appliquent sans difficulté. » (p. 167)

De même que les êtres humains sont mus par une quête de statut et de prestige qui explique leur tendance à la coopération au-delà des intérêts individuels, de même une hypertrophie des normes sociales, du jugement moral et de la sanction de leurs transgresseurs, ainsi que l'intériorisation des motivations afférentes s'avèrent relever de notre psychologie innée :
4. « En observant les autres, les jeunes enfants infèrent spontanément des règles de vie sociale propres à un contexte spécifique, et partent du principe que ces règles sont des normes – c'est-à-dire des règles que les autres doivent respecter aussi. Les déviations et les déviants suscitent la colère des enfants et les incitent à inculquer à autrui le comportement adéquat. Ce qui frappe, dans ces résultats, c'est que les enfants peuvent agir ainsi (et ne manquent pas de le faire) sans aucun enseignement direct et sans indices pédagogiques (désignation ou contact visuel) de la part des adultes – lesquels, toutefois, contribuent sans doute à communiquer les règles dans bien des cas. » (pp. 268-269)

Outre les normes sociales et les institutions, en particulier celles qui se rapportent à la structure familiale et à l'investissement parental – on y trouve aussi une justification convaincante des spécificités de la sexualité féminine que sont la ménopause et l'ovulation occultée –, un domaine considérable de co-évolution culturelle-génétique est représenté par le langage :
5. « Si l'on admet que les langues, ou du moins des systèmes plus simples de communication, ont coévolué avec les outils, les pratiques et les normes sociales, il devient plus facile d'expliquer comment et pourquoi certains aspects des langues ont évolué de la sorte. Par exemple, les linguistes sont souvent frappés par la structure hiérarchique, le séquençage et la récursivité qui caractérisent les langues modernes. […] Cependant, les outils complexes sont aussi assemblés de manière séquentielle, hiérarchisée et parfois récursive […] On a donc des parties distinctes (objets), des actions (tailler), un ordre et des règles d'assemblage. Tout cela doit être réalisé dans le but de produire une bonne lance, tout comme on assemble des phrases dans le but de communiquer. […] Au-delà des séquences et des hiérarchies, certaines compétences techniques (comme tisser ou tricoter) réclament une application récursive des mêmes techniques, de manière potentiellement infinie. » (pp. 358-359)

Dans le même esprit co-évolutionnaire, je retiens enfin l'exemple, emblématique du point de vue de la transmission culturelle, qu'est l'écriture :
6. « Les systèmes d'écriture ont manifestement évolué pour s'adapter à l'architecture de notre cerveau (dictée par nos gènes), mais il n'est pas inutile de se demander quels effets a pu avoir ce processus quand la lecture (avec les changements neurologiques dont elle s'accompagnait) a commencé à se répandre pour la première fois, grâce à certaines convictions religieuses qui se sont rapidement diffusées avec le protestantisme et l'imprimerie dans les siècles précédant la révolution industrielle. Ces événements ont transformé le cerveau d'innombrables individus, tout en ouvrant de nouvelles voies de transmission culturelle entre les nombreux écrivains et lecteurs d'Europe. Il en est résulté une brusque expansion de nos cerveaux collectifs. » (p. 464)

La démonstration de ce livre est absolument passionnante. Elle fait appel à l'interdisciplinarité qui me séduit : à chaque étape, sont convoquées l'éthologie, en particulier par comparaison entre les humains et les autres primates, l'ethnologie, en particulier dans l'étude des micro-sociétés de chasseurs-cueilleurs d'Australie et de Nouvelle-Guinée, la paléontologie et paléoanthropologie tout au long de l'argumentation, ainsi que la génétique et la psychologie expérimentale.
Néanmoins, je reproche à l'étendue du sujet une disparité dans le succès de cette démonstration : comment être sûr que les singes d'aujourd'hui sont comparables aux ancêtres pré-humains de jadis ? que les chasseurs-cueilleurs modernes ressemblent à ceux de la préhistoire ? Et surtout, invariablement dans les discours sur les cultures, comment se défendre de la hiérarchisation et de l'ethnocentrisme ? Quels critères d'évolution du degré de leur développement ? Deux exemples m'ont particulièrement choqué : l'auteur utilise abondamment les cas des Inuits du Pôle et surtout des Tasmaniens pour démonter que l'évolution culturelle est réversible, que des savoirs indispensables peuvent être « oubliés » et enfin que l'efficacité du cerveau collectif est proportionnelle à la taille des groupes – en compétition – et à leur connectivité. Serait-il moins pertinent de penser, sur les pas de Claude Lévi-Strauss, que le cultures sont simplement incommensurables quant à leur degré de sophistication, car elles développent des domaines de savoir différents ? La même critique s'applique avec d'autant plus évidente dans le chapitre concernant le langage, où les langues sont aussi hiérarchisées par l'auteur, selon leur amplitude phonétique gage de lexèmes courts donc plus efficaces, leur richesse lexicale et leur complexité syntactique – comment se mesure-t-elle d'ailleurs ? – qui seraient proportionnelles au nombre de locuteurs natifs et d'apprenants adultes, ce qui, comme par hasard, érige comme langue suprêmement perfectionnée... l'anglais naturellement ! Serait-il moins pertinent de rappeler que la mesure du nombre d'informations transmises par unité de temps dans chaque langue du monde, pondérée selon la moyenne des vitesses d'élocution de ses locuteurs, est exactement identique... Peut-être le QI des contemporains n'a jamais été aussi élevé dans toute l'Histoire de l'humanité, peut-être qu'à l'inverse les évolutions culturelles n'ont pas été irréversibles, variant selon les peuples et les circonstances historiques – les deux thèses sont également défendues dans le livre – mais peu importe, devant l'impératif du chercheur de s'affranchir de son biais cognitif hiérarchisant et positiviste, fût-il inné, surtout lorsque celui-ci est trop ouvertement ethnocentriste...


Table :
1. Un drôle de primate
2. Notre intelligence n'y est pour rien
3. Des explorateurs européens égarés
4. Comment une espèce devient culturelle
5. A quoi servent nos gros cerveaux ? Comment la culture a raccourci les tripes
6. Pourquoi certains d'entre nous ont les yeux bleus
7. De l'origine de la foi
8. Prestige, domination et ménopause
9. Parents par alliance, tabou de l'inceste, rituels
10. La concurrence intergroupe façonne l'évolution culturelle
11. Autodomestication
12. Nos cerveaux collectifs
13. Des outils et des règles pour communiquer
14. Cerveaux acculturés et hormones de l'honneur
15. Quand nous avons franchi le Rubicon
16. Pourquoi nous ?
17. Une nouvelle espèce d'animal.

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