Ce court et brillant essai dont on parle beaucoup ces derniers mois s'ouvre sur le genre d'observation sémantique qui me ravit : alors que la plus grande partie du discours nazi nous paraît aujourd'hui (encore pour longtemps ?) monstrueusement étrangère, les productions conceptuelles et intellectuelles concernant l'organisation du travail et de l'administration résonnent dans nos oreilles contemporaines avec une familiarité inquiétante : surtout lorsqu'il est question du modèle de la « délégation de responsabilité » et du « management par objectifs » et plus généralement de la méfiance envers la réglementation et le pouvoir centralisé. La thèse du livre est que nos théories actuelles sur le management sont non seulement les héritières directes de la pensée et de la pratique nazies – peut-être davantage que du taylorisme si vitupéré, devrait-on ajouter – mais qu'elles se sont imposées en Occident à partir de l'après-guerre sans solution de continuité avec le IIIe Reich, par le truchement d'un certain nombre de personnalités dont la reconversion professionnelle en RFA s'est opéré avec la plus grande facilité, sans heurt ni reniements, et même grâce à un soutien trans-continental allant de pair avec une influence de même amplitude. Thèse hardie, excellemment démontrée.
Il faut d'abord se départir de l'idée que l'administration nazie ait opéré conformément à la tradition prussienne, comme un rouage de parfaite transmission (juridique) d'ordres provenant de la hiérarchie : les nazis se sont trouvés très vite dans l'obligation d'administrer un territoire immense avec les contraintes de l'économie de guerre, dans l'urgence concernant l'allocation des ressources (nourriture, énergie, matières premières pour l'industrie) et avec le minimum d'hommes (la majorité étant combattants) ; et par ailleurs dans une structure administrative massivement purgée des opposants politiques et « raciaux » (Chap. I : « Penser l'administration du Grand Reich »).
Mais idéologiquement aussi, le nazisme se caractérisait par son antipathie pour le droit (une invention judaïque), et pour l'État (une création de l'Empire romain déclinant), l'essence originaire des Germains se fondant au contraire sur la « liberté germanique », sur la « communauté » d'un peuple homogène racialement et dans sa volonté profonde (fût-elle inconsciente), une fois celui-ci « assaini » de ses éléments décadents et aliènes. Concrètement, le pouvoir nazi était une « polycratie » de personnalités fortement rivales entre elles et dans leurs tentatives d'anticiper, par la radicalité, les désirs du « Führer », à travers une pléthore d'« agences » ad hoc dotées de « missions » et d'« objectifs » spécifiques (Chap. II : « Faut-il en finir avec l'État ? »).
Évidemment, le concept de « liberté germanique » est une fiction perverse : fiction dans la mesure où elle présuppose cette « homogénéité » sociale et la communauté d'aspirations à l'intérieur de la Volksgemeinshaft (on notera la double polysémie de Volk – peuple ou bien race – et de Gemeinshaft – communauté humaine ou bien d'opinions) en gommant les antagonismes de classe ; perverse car, la verticalité du pouvoir étant conservée et même exacerbée, se précise le sens du titre : la liberté se réduit à l'état d'être « libres d'obéir » (Chap. III : « La "Liberté germanique").
L'on aperçoit que ces principes posent une analogie entre le gouvernement de société et l'organisation du travail : les objectifs étant établis au sommet de la pyramide du pouvoir, il ne reste aux échelons intermédiaires, aux cadres, que la « liberté » de trouver le moyen de les réaliser de façon autonome et sous leur responsabilité, contrairement à la vision individualiste du libéralisme et au « despotisme oriental » du bolchevisme ; par ailleurs l'eugénisme permet aux nazis de se débarrasser des « êtres non performants », « asociaux » et autres « entités indignes de vivre » : « le triptyque procréer-combattre-régner résume la mission historique et la vocation biologique du Germain » (p. 67) (Chap. IV : « Manager et ménager la "ressource humaine").
Nous sommes à la moitié du livre : il est temps de passer à la postérité du nazisme, et l'auteur choisit le parcours le plus emblématique, celui de Reinhard Höhn, docteur en droit, ayant gravi rapidement tous les échelons du cursus honorum de la SS jusqu'au grade de Oberführer (Général), passant sans encombre ni changement d'identité l'après-guerre, avec juste une « parenthèse naturopathe » de quelques années, puis profitant pleinement du réseau de ses « alte Kameraden » pour être propulsé d'abord dans un « think tank » industriel qui réfléchit aux méthodes de gestion des ressources humaines les plus modernes, enfin à la fondation d'une Akademie für Führungskräfte, grande école de management, l'équivalent de notre INSEAD (inagurée un an plus tard), sur le modèle de la Harvard Business School avec laquelle elle entretiendra toujours des rapports de dialogue (Chap. V : « De la SS au management : L'Akademie für Führungskräfte de Reinhard Höhn »).
Notre protagoniste Höhn a une passion : l'histoire militaire. Avec une étude de 1952 sur Scharnhorst, réformateur de l'armée prussienne après la défaite d'Iéna par Napoléon, il esquisse par analogie explicite son théorème sur les réformes nécessaires à son pays dans l'immédiat, avec cette optique pluridisciplinaire qui peut s'appliquer également à l'armée qu'à l'administration qu'à l'entreprise : une tactique du « cas particulier », « par mission » : Auftragstaktik, de « l'action plutôt que de la réflexion », une « stratégie de l'élasticité » (lire : flexibilité!) (Chap. VI : « L'art de la guerre (économique) »).
Le chapitre suivant démontre comment cet enseignement est particulièrement bien reçu en RFA des années du miracle économique, et comment des centaines de milliers de cadres sont envoyés se former à son école (Chap. VII : La méthode de Bad Harzburg : la liberté d'obéir, l'obligation de réussir »).
La biographie de Höhn se termine tout de même par un relatif déclin à la fin des années 70, alors qu'il a confortablement atteint l'âge de la retraite, mais qu'il montre une énergie inépuisable dans sa production scientifique. Son passé nazi commence à être inconfortable (le chancelier Willy Brandt était quand même un ancien résistant...), mais peut-être aussi parce que des nouveautés sur le plan des méthodes managériales, plus américaines, mais qui ne contredisent en rien les principes du modèle de la « délégation de responsabilité » ni le « management par objectifs » semblent plus aptes à surmonter les crises pétrolières et la fin du boom économique : pourtant les grandes entreprises allemandes (comme Aldi) semblent avoir parfaitement intégré ses enseignements, voire en avoir retenu le côté le plus radical et pervers : les contrôles et les délais (Chap. VIII : « Le crépuscule d'un dieu »).
L'Épilogue s'ouvre sur une analogie entre la carrière de Höhn et celle de « notre » Maurice Papon ; ensuite le rôle « dogmatique » du management est analysé dans notre société actuelle, sous le prisme de la « modernité réactionnaire » que nous vivons actuellement – et non seulement l'Allemagne de la reconstruction - ; enfin la problématique classique en philosophie politique qu'est celle de la liberté est évoquée à l'époque des « mastodontes organisationnels » mais aussi des remises en cause radicales du modèle économique productiviste qui sont les nôtres.
Cit. :
1. « Outre cette réjouissante perspective, celle du changement d'état, de la promotion, de l'avancement social, outre une politique fiscale et sociale avantageuse, il faut également administrer aux travailleurs allemands un baume qui adoucit l'effort, qui leur procure du plaisir, voire de la "joie", à travailler. Le modèle, ici, est italien et, plus précisément, fasciste. C'est à l'exemple du "Dopolavoro" péninsulaire qu'est créée la "Force par la joie", l'organisation Kraft durch Freude, que l'on peut définir comme un immense comité d'entreprise à l'échelle du Reich tout entier. » (pp. 72-73)
2. « Les réflexions sur l'organisation du travail, sur l'optimisation des facteurs de production, sur la société productive la plus efficiente ont été nombreuses et intenses sous le IIIe Reich, non seulement parce qu'elles répondaient à des questions urgentes, sinon vitales, mais aussi parce que se trouvait en Allemagne une élite de jeunes universitaires qui alliaient volontiers savoir et action, réflexion savante et technocratie, et qui ont trouvé, pour quelques dizaines d'entre eux, un lieu naturel dans le service de renseignement (SD) de la SS, les autres se répartissant dans la myriade d'institutions et d'agences créées ad hoc sous le gouvernement nazi, quand ils ne profitaient pas tout simplement de la bonne aubaine offerte par la purge politique et raciale de l'Université, qui, en licenciant le tiers des effectifs de professeurs, d'assistants et de chercheurs, a libéré des milliers de postes dès le 7 avril 1933. » (p. 77)
3. « [La culture politique] de la RFA a accueilli avec faveur le management de Bad Harzburg, qui était parfaitement compatible avec elle : l'ordo-libéralisme se voulait une liberté encadrée, l'économie sociale de marché visait à l'intégration des masses par la participation et la cogestion, pour éviter la lutte des classes et le glissement vers le "bolchevisme". Höhn n'a jamais abandonné son cadre conceptuel de référence, à la fois principe et idéal – celui de la communauté, fermée de préférence. C'est, de fait, une communauté de carrières, d'intuitions et de culture qui, après 1949, a "reconstruit" les fondements de la production économique, de l'État et de l'armée. Les cadres d'après-guerre avaient tous fourbi leurs premières armes sous le IIIe Reich, et nombre d'entre eux étaient issus du SD de la SS. La transition personnelle – celle des carrières – et conceptuelle – celle des idées – ne fut généralement pas si malaisée : la "liberté germanique" devenait la liberté tout court, "l'effort d'armement" se muait en reconstruction et l'ennemi "judéo-bolchevique" n'était plus que benoîtement soviétique. Reinhard Höhn aura été, avant comme après 1945, l'homme de son temps. » (pp. 123-124)
4. « Être rentable / performant / productif (leistungsfähig) et s'affirmer (sich durchsetzen) dans un univers concurrentiel (Wettbewerb) pour triompher (siegen) dans le combat pour la vie (Lebenskampf) : ces vocables typiques de la pensée nazie furent les siens après 1945, comme ils sont trop souvent les nôtres aujourd'hui. Les nazis ne les ont pas inventés – ils sont hérités du darwinisme social militaire, économique et eugéniste de l'Occident des années 1850-1930 – mais ils les ont incarnés et illustrés d'une manière qui devrait nous conduire à réfléchir sur ce que nous sommes, pensons et faisons. » (p. 135)
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