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[L'Homme neuronal | Jean-Pierre Changeux]
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Posté: Jeu 12 Mar 2020 12:30
MessageSujet du message: [L'Homme neuronal | Jean-Pierre Changeux]
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Ce gros volume peut sans doute être considéré comme l'un des ouvrages fondateurs des neurosciences en France. Publié en 1983 comme la somme des connaissances des vingt années précédentes sur le fonctionnement du cerveau, connaissances encore très limitées par une technique assez primitive et donc par une expérimentation basée surtout sur les animaux, sur une surabondance de modèles théoriques plutôt que d'observations empiriques et enfin sur des débuts imparfaits de vulgarisation devant un matériau réservé aux spécialistes, son mérite est surtout épistémologique : avoir créé un pont entre les sciences sociales et les sciences dures, entre les champs dits « du psychisme » et la neurophysiologie et neuropathologie, dans l'attente d'une ouverture à la sociobiologie contemporaine qui attendra encore une bonne vingtaine d'années. Voici comment l'auteur envisage son ambition, dans sa Préface :

1. « Le développement des recherches sur le système nerveux s'est toujours heurté, au cours de l'histoire, à de farouches obstacles idéologiques, à des peurs viscérales, à droite comme à gauche. Toute recherche qui, directement ou indirectement, touche à l'immatérialité de l'âme met la foi en péril et est vouée au bûcher. On craint aussi l'impact sur le social des découvertes de la biologie qui, usurpées par certains, peuvent devenir des armes oppressives. Dans ces conditions, il apparaît plus prudent de trancher les liens profonds qui unissent le social au cérébral. Plutôt que d'aborder le problème de front, on préfère, une fois de plus, occulter ce dangereux organe. Alors, décérébrons le social ! » (p. 9)

Conformément à cette ambition, le Chapitre Ier, « L' "organe de l'âme" de l’Égypte ancienne à la Belle Époque », historique et fort intéressant, s'ouvre par les observations sur le cerveau d'un praticien anonyme de l'Ancien Empire égyptien, remarquable par la modernité de sa méthode, et il nous informe aussi que chez les Grecs, Démocrite avait pressenti les fonctions cérébrales beaucoup mieux que Platon et Aristote, dont la vision retarda nos connaissances de presque deux millénaires. À Descartes nous devons l'idée que le cerveau sert à produire les « esprits animaux » et que le corps de l'homme est une machine ; d'autres jalons étant la phrénologie de Gall et enfin par Broca et ses études sur l'aphasie.
Le ch. II, « Le cerveau en pièces détachées », part des calculs de l'encéphalisation d'Homo sapiens par rapport aux autres espèces et esquisse un premier discours évolutionniste (qui sera repris), pour en arriver à une description très pointue des neurones, (dendrites, cellules pyramidales, les 6 couches du cortex, etc.), de leur câblage (synapses), de l'architecture cérébrale.
Le ch. III, « Les "esprits animaux" », très technique lui aussi, se penche sur l'aspect dynamique du fonctionnement cérébral, à savoir sur la communication entre neurones : électrique et chimique à la fois, à laquelle l'auteur ajoute un troisième mode de « codage ». L'électroencéphalographie est très primaire mais on parle d'introduction de microélectrodes de dimensions très fines dans le cortex (d'animaux). Pour les observations microscopiques, on utilise surtout l'Aplysie ou limace de mer et on découvre le mécanisme de création par l'osmose du micro-potentiel électrique des cellules nerveuses ; par contre, pour les transmission synaptiques chimiques et les premières observations sur les neurotransmetteurs, la pharmacologie (à partir du curare, des venins animaux et des opiacés) semble donner, dès le XIXe s., des résultats déjà plus prometteurs.
À partir du ch. IV, « Passage à l'acte », l'ouvrage commence à se pencher du « comment ? » au « quoi ? », c-à-d. à l'étude neuroscientifique des comportements, à commencer par « l'ensemble des performances motrices » : « chanter et fuir », « boire et souffrir », « jouir et s'irriter », « atteindre l'orgasme », « analyser » et enfin « parler et faire ». Même si l'on est encore bien loin de pouvoir expliquer « ce à quoi on rêve » ou le « comment Bach a-t-il conçu son Art de la fugue » ou encore « qu'est-ce qui fait qu'elle nous/m' enchante », il est essentiel, du point de vu méthodologique, de voir à quel point la démarche de l'auteur s'est déjà démarquée à la fois de la psychologie, au sens large, et du comportementalisme ; les 2 cit. suivantes voudraient l'indiquer :

2. « L'homme, comme le rat, consacre une part essentielle de son temps (lorsqu'il ne dort pas) à boire, manger, faire l'amour... Une seule cellule, la cellule de Mautner, permet au poisson d'échapper à ses prédateurs. Quelques milliers de neurones, en un point précis de l'hypothalamus, décident en définitive de l'équilibre énergétique de l'homme et de la perpétuation de l'espèce. Les comportements les plus fondamentaux de la vie de l'homme ne dépendent que de 1% du volume total de l'encéphale, et le triple codage connectionnel, électrique et chimique s'applique sans détours à leur déterminisme. » (p. 147)

3. « À la recherche "behavioriste" de règles phénoménologiques pouvant exister entre un stimulus du monde extérieur et une réponse comportementale succède désormais, plus en profondeur, une entreprise de décodage d'impulsions électriques ou de signaux chimiques et de débrouillage de réseaux de neurones et de leurs connexions. Les données déjà obtenues, bien que fragmentaires, suffisent pour nous permettre de conclure avec sécurité que tout comportement, toute sensation s'expliquent par la mobilisation interne d'un ensemble topologiquement défini de cellules nerveuses, un graphe qui lui est propre. La "géographie" de ce réseau détermine de manière critique la spécificité de la fonction. » (p. 167)

Pour poursuivre cette exploration fonctionnelle, le ch. V introduit la notion des « Objets mentaux », sous les auspices d'une citation d’Épicure reproduite en exergue : « C'est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en nous que voyons les formes et que nous pensons » [Là encore une erreur scientifique qui dura pendant des siècles : la vision émanant de l’œil plutôt que de l'objet vu]. C'est la question du système nerveux comme appareil fabriquant des « formes » et des « pensées » et non seulement comme réceptacle ni comme organisateur-ordinateur. Voyons déjà :

4. « […] il est évident que le cerveau de l'homme est capable de développer des stratégies de manière autonome. Anticipant les événements à venir, il construit ses propres programmes. Cette faculté d'auto-organisation constitue un des traits les plus saillants de la machine cérébrale humaine, dont le produit suprême est la pensée.
[…]
L'encéphale de l'homme que l'on sait "contenir", dans l'organisation anatomique de son cortex, des représentations du monde qui l'entoure est aussi "capable" d'en construire et de les utiliser dans ses calculs. » (pp. 172-173)

Dans ce passionnant chapitre il est question :de la « matérialité des images mentales », de la distinction « du percept à la pensée », des premiers pas théoriques « vers une théorie biologique des objets mentaux », avec l'introduction du concept (mathématique) de graphe associé à des « couplages » de neurones qui soient stables dans le temps, et mis « à l'épreuve de la réalité » par la comparaison entre concept ou image et percept ; en fait il s'agit d'explorer (et là nous revenons à l'empirique) les manières par lesquelles les neurones sont assemblés (l'action du transmetteur sur le récepteur). Comme cas particulier sont examinés les « problèmes de conscience », mais hélas, moi qui avais de fortes attentes sur ce sujet, suis resté un peu déçu par le peu d'exemples explorés : les hallucinations (des schizophrènes ou provoquées), l'alternance veille-sommeil (expériences sur les chiens et les chats). J'apprends cependant avec intérêt que les études sur l'attention et celles de Jouvet sur le sommeil paradoxal, puis celles de Pavlov et Sokolov ont eu un gros impact sur le sujet la conscience ainsi que sur l'approche de quelques psychopathologies. Un sous-chapitre s'intitule non sans audace « Le calcul des émotions », et le dernier, pareillement : « La "substance" de l'esprit »... Voici une synthèse des conclusions de ce chapitre :

5. « Les opérations sur les objets mentaux, et surtout leurs résultats, seront "perçus" par un système de surveillance composé de neurones très divergents, comme ceux du tronc cérébral, et de leurs réentrées. Ces enchaînements et emboîtements, ces "toiles d'araignée", ce système de régulations fonctionneront comme un tout. Doit-on dire que la conscience "émerge" de tout cela ? Oui, si l'on prend le mot "émerger" au pied de la lettre, comme lorsqu'on dit que l'iceberg émerge de l'eau. Mais il nous suffit de dire que la conscience "est" ce système de régulation en fonctionnement. L'homme n'a dès lors plus rien à faire de l' "Esprit", il lui suffit d'être un Homme Neuronal. » (p. 227)

Ensuite est abordée, très logiquement, la vexata questio de l'hérédité : génotype ou phénotype ?
Face à une grande invariance du cerveau de Sapiens sapiens, et à part le cas de l'albinisme, les comportements sont-ils héréditaires ? (On parle ici par ex. du chant des grillons, non de comportements humains). La génétique nous pose le problème suivant : « Simplicité du génome et complexité cérébrale » ; et corrélativement : « pourquoi une partie importante de l'ADN des gènes chromosomiques n'intervient pas dans le codage de protéines ? » Le reste du chapitre est fondé sur l'ontogenèse, en particulier l'embryologie, sachant que : « L'homme naît avec un cerveau dont le nombre de neurones ne fera que diminuer par la suite » (p. 264), et que « Les grandes lignes de la connectivité du cortex cérébral, chez le singe comme chez l'homme, se mettent en place avant la naissance » (p. 266).
Symétriquement, le chapitre suivant (ch. VII) est intitulé : « Épigenèse ». Basé lui aussi sur l'embryologie, sa problématique essentielle est la redondance des neurones à la naissance et leur rapide régression, et est introduite l'une des théories-clefs du livre : « l'épigenèse par stabilisation sélective ». Il est évident que cette théorie rend compte de l'importance de la variabilité phénotypique, que les généticiens contemporains comme Dawkins et son divulgateur Matt Ridley (j'aime beaucoup les deux) ont confirmée depuis. Pour l'heure, les confirmations empiriques de cette théorie sont encore limitées, en particulier au domaine de la spécialisation hémisphérique : un bel exemples en sont les deux écritures du japonais, le Kanji et le Katakana, qui mobilisent respectivement l'hémisphère droit et gauche. Le dernier sous-chapitre s'intitule ici : « Apprendre, c'est éliminer » et on en aperçoit les possibilités d'ouverture philosophique...
Place à la phylogenèse dans le ch. VIII, intitulé « Anthropogénie » ! Entre proximité du génome humain avec celui du chimpanzé et hypothèses sur les « indices d'encéphalisation » d'après les crânes fossiles, nous revoilà à l'évolution d'Homo sapiens, mais eu égard désormais aux corollaires de la théorie de la stabilisation sélective. En voici la synthèse en deux cit. l'une plutôt évolutionniste, l'autre plutôt phénotypique :

6. « Somme toute, le développement embryonnaire et post-natal de l'encéphale humain n'exige pas d'éléments géniques qualitativement nouveaux par rapport à ceux qui existent chez ses ancêtres simiens. Le jeu de quelques mutations portant sur des gènes de communication paraît suffire. L'extinction de certains d'entre eux expliquera la fixation, chez l'homme adulte, des traits du fœtus du chimpanzé. D'autres, s'allumant avec plus d'intensité ou pour une période plus longue, rendront également compte de l'expansion du cortex cérébral, de l'accroissement du volume crânien, de la mise en place d'une asymétrie entre les hémisphères, ainsi que de l'extension de la période de maturation qui suit la naissance et que marquera l'empreinte de l'environnement. Le paradoxe de non-linéarité évolutive trouve ici une solution plausible. » (p. 354)

7. « Le paradoxe d'un accroissement de complexité cérébrale à stock de gènes constant trouve enfin un début d'explication. D'une part, des mutations ou remaniements chromosomiques discrets portant sur des gènes de communication embryonnaire peuvent rendre compte simplement de l'accroissement du nombre de neurones corticaux, de la poussée de branches additionnelles axonales et dendritiques. L'intervention d'une épigenèse active par stabilisation sélective introduit une diversité nouvelle dans une organisation qui, sans cela, deviendrait redondante. Une ouverture sur le monde extérieur compense le relâchement d'un déterminisme purement interne. L'interaction avec l'environnement contribue désormais au déploiement d'une organisation neuronale toujours plus complexe en dépit d'une mince évolution du patrimoine génétique. Cette structuration sélective de l'encéphale par l'environnement se renouvelle à chaque génération. Elle s'effectue dans des délais exceptionnellement brefs par rapport aux temps géologiques au cours desquels le génome évolue. L'épigenèse par stabilisation sélective économise su temps. Le darwinisme des synapses prend le relais du darwinisme des gènes. » (p. 359)

Le dernier ch., « Le cerveau, représentation du monde », constitue une conclusion, de nouveau fondamentalement méthodologique, de la démarche de l'auteur – ou de celles des neurosciences. À la lumière de l'importance aperçue du phénotype, une question de brûlante actualité vient clore l'ouvrage :
« L'organisation et la flexibilité de l'encéphale humain restent-elles compatibles avec l'évolution d'un environnement qu'il [Homo sapiens sapiens] ne maîtrise plus que très partiellement ? Une dysharmonie profonde n'est-elle pas en train de se creuser entre le cerveau de l'homme et le monde qui l'entoure ? 
[…]
Les architectures dans lesquelles il se parque, les conditions de travail auxquelles il est soumis, les menaces de destruction totale qu'il fait peser sur ses congénères, sans parler de la sous-alimentation à laquelle il soumet la majorité de ses représentants, sont-elles favorables à un développement équilibré de son encéphale ? […] Après avoir dévasté la nature qui l'entoure, l'homme n'est-il pas en train de dévaster son propre cerveau ? Un seul chiffre montre l'urgence du problème : celui de l'usage d'un des médicaments les plus vendus dans le monde : les benzodiazepines.
[…]
Un adulte sur quatre se "tranquillise" chimiquement. L'homme moderne doit-il s'endormir pour supporter les effets d'un environnement qu'il a produit ? » (pp. 373-375)

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