Mis sur la piste de la disparition personnelle par l'excellent essai de David Le Breton, j'ai été passablement déçu de cette enquête journalistique signée par Hubert Prolongueau et réalisée principalement par des entretiens avec environ trente fugitifs entre 1999 et 2000, mais aussi, très longuement, des membres de leurs familles ainsi que des professionnels de la recherche : policiers, détectives privés, collectifs associatifs, etc. Déception grandissante compte tenu d'un début prometteur : l'incipit relate la brève disparition de Nancy Neele, alias Agatha Christie et surtout, le premier chapitre consiste très intelligemment dans l'analyse sémiologique de l'émission vedette de télévision 'Perdu de vue' qui, durant six ans (1990-97), sur TF1, a façonné en France une conception moralisatrice et globalement fausse du phénomène, en parvenant cependant même à modifier partiellement la législation en vigueur : la liberté individuelle du fugitif (certains diront du « fuyard ») a été relativement limitée à la faveur de droits d'enquête accordés à leurs familles.
Voici un extrait qui résume ce premier point crucial :
« […] 'Perdu de vue' met en scène un spectacle dont le but profond est de valoriser le lien familial, au risque d'égratigner à la fois la loi et la liberté individuelle.
[…] La structure de 'Perdu de vue', explique Anne-Sylvie Pharabod, est celle du conte, et l'émission fonctionne sue deux éléments constitutifs : le manque et sa réparation. La télévision, elle, tient le rôle d'intermédiaire magique permettant le miracle, à savoir ici retrouver la personne disparue. […] Comme le conte, la même histoire ou presque est présentée, tendant à transformer les invités en archétypes, illustrant chaque fois le nouveau déroulement de la même fable. » (p. 34)
Néanmoins, la structure même du livre semble paradoxalement ne pas avoir tiré la leçon : après ce chapitre d'ouverture, le ch. 2 s'intitule : « La douleur des familles », et les ch. 3 et 4, « Les hommes des "dispas" » et « Ensemble pour ne pas oublier : les associations », nous font arriver à plus de la moitié de l'ouvrage sans avoir encore lu une seule voix de fugitif ; de plus, tout comme dans l'émission critiquée, le ch. conclusif, ch. 8, clôt l'ouvrage par « Les retrouvailles », comme si tout le discours tendait à démontrer qu'il s'agissait là de l'issue naturelle et normale de la disparition. Si cela a peut-être été le cas chez les personnes rencontrées, un échantillon de 30 fugitifs me semble toutefois totalement insuffisant pour justifier un tel parti pris.
Mais ce qui m'a le plus irrité, c'est le ton moralisateur que le journaliste ne peut s'empêcher de prendre par moments :
« Le jeu en valait-il la chandelle ? Pour combien la fuite n'a-t-elle représenté que ce déplacement de leurs problèmes d'un lieu à l'autre ? Peut-être existe-t-il, quelque part dans le monde, un disparu qui a trouvé dans le départ son plein épanouissement, qui est riche et heureux alors qu'il était pauvre et malheureux, et que ces quelques lignes feront bien rire. Je ne l'ai pas rencontré. Parmi ceux que j'ai pu approcher, beaucoup s'étaient sortis par la fuite d'une situation insupportable, ce qui suffirait à légitimer leur choix. Mais la culpabilité, les souffrances qui les avaient poussés à partir continuaient de marquer leurs jours. Certains n'avaient même pas retrouvé leur qualité de vie d'avant, et s'étaient laissé grignoter par la rue et ses dérives. "Réussir sa disparition dépend de la capacité de refoulement de celui qui part, de sa capacité à se réinvestir dans autre chose. Ce ne me semble vraiment possible que chez les psychopathes, c'est-à-dire chez les gens qui ont très peu d'investissement dans les liens affectifs", estime Edouard Zarifian. » (p. 213)
Malgré la variété des motivations qui apparaissent des quelques cas rapportés, y compris celui du père fugitif pour soustraire son enfant à la violence de sa mère pendant la garde alternée, ou celui du jeune homme qui se découvre homosexuel et fuit pour se protéger de l'homophobie paternelle, puis pour se libérer de l'emprise d'un compagnon dont le mœurs lui ont transmis l'HIV, le biais contre les disparus et leur prétendue « culpabilité » - pas du tout vérifiée en l'occurrence – qui les pousserait au retour au bercail semble à la fois récurrent et totalement idéologique.
En vérité, la simplification, réduction à des figures archétypales, et les associations narratives fréquentes à d'autres archétypes de déchéance morale – escroquerie, addictions, mendicité, psychopathologies, possibles chutes dans les rets de la prostitution ou des sectes – masquent mal la pauvreté de la recherche intellectuelle de véritables généralités, notamment dans les causes de l'acte ou par rapport à des variables sociologiques ou psychologiques idoines. Certes, il s'agit là d'une enquête journalistique, non d'un essai : les sous-chapitres, sous des titres bien choisis, ne représentent que la transposition des entretiens chacun avec un ou quelques interviewés. Mais un travail conceptuel plus poussé, justement, eût permis d'éviter le « sens commun » télévisuel. D'autant plus que, in extremis, l'auteur semble faire amende honorable :
Excipit :
« Au terme de ce voyage, et même après en avoir constaté les ravages, comment ne pas être convaincu aussi qu'il y a quelque chose de fascinant, de profondément émouvant, d'intensément vivant dans cette grande illusion que se sauver, c'est aussi se sauver ? »
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