J'hésite sur la qualification de cet ouvrage, formé des histoires de vie de huit Téhéranais, recueillies par la journaliste anglo-iranienne Ramita Navai et transformées en forme de nouvelles, tout en insistant sur les références réelles aussi bien des personnages et de leur langage, que des éléments descriptifs et contextuels qui abondent dans les récits. Si les personnages ne sont clairement pas typiques, ils sont sans doute emblématiques et de ce fait représentatifs. De plus, par-delà les deux fils conducteurs du livre : le mensonge (ou la duplicité) comme condition de survie à la répression sociale, et la position géo-urbaine par rapport à l'Avenue Vali Asr qui, en traversant longitudinalement la capitale, révèle physiquement une fracture censitaire de la population (le Nord des nantis, le Sud des classes populaires), ce qui frappe dans ces récits, c'est précisément la variété des déterminants et des trajectoires biographiques en fonction des inégalités socio-économiques. L'auteure semble avoir eu l'opportunité d'être introduite dans une variété de milieux et de narrations généralement mutuellement impénétrables : elle en explique le moyen chanceux dans une note en fin d'ouvrage. Ce vaste spectre social donne donc l'impression de la représentativité, à l'instar du cadre urbain multicolore, uni dans sa diversité, ciselé par des descriptions foisonnantes de détails, comme dans une fresque contemporaine gigantesque.
Chaque chapitre, qui possède la dynamique et le style propres de la nouvelle, est intitulé d'après le prénom du protagoniste, mais il pourrait aussi bien représenter une situation ou une problématique spécifique :
- Dariush ou de la radicalisation étrangère puis dé-radicalisation locale d'un militant d'une organisation terroriste opposée à la République islamique – une réalité dont j'étais totalement ignare, habitué à penser que les opposants étrangers de l'Iran ne seraient qu'humanistes, démocrates, pacifistes et laïques...
- Somayeh ou de la duplicité des rapports conjugaux, spécialement chez les hommes des familles conservatrices – une perspective étendue à deux générations, sur fond de l'évolution de la considération de la femme divorcée ;
- Amir ou de la clandestinité dans l'opposition politique, surtout lorsque l'engagement est hérité de parents ayant perdu la vie pour le militantisme – dans ce chapitre, le personnage le plus inattendu me semble être celui de l'antagoniste, le vieux juge retraité consumé par le remords ;
- Bijan ou de la prospérité des trafics criminels avec la connivence de la police – j'ai appris ici les rapports entre les mafias iranienne et japonaise, en particulier dans le commerce triangulaire de stupéfiants dont le troisième côté est l'Afghanistan ;
- Leyla ou d'une carrière entre la prostitution et la pornographie, en passant par la profession d'escort de haut-vol ;
- Morteza ou des difficultés de vivre et d'occulter son homosexualité, notamment dans le milieu des bassidjis, milices paramilitaires volontaires du régime, dont les membres sont issus des classes les plus humbles ;
- Asghar ou de la persistance, auprès de la classe ouvrière, de l'ancienne figure pré-révolutionnaire du "jahel", hors-la-loi fidèle à un strict code de conduite fondé sur l'honneur, la magnanimité, la chevalerie, gérant tripots de paris clandestins et débits d'alcools, et de la manière dont elle est minée par les ravages de l'héroïne ;
- Farideh ou de la perpétuité d'une certaine aristocratie pré-révolutionnaire, qui tente de garder un standing malgré la dépossession de la plupart de ses avoirs, et qui est tiraillée entre le désir d'émigrer en Occident, le regret de ne pas l'avoir fait plus tôt et la conscience de ne pas savoir vivre à l'étranger – j'apprends que ce groupe fort exigu est cependant parfois alimenté par des retours de jeunes entreprenants qui, ayant fait fortune à l'étranger, se constituent ou tentent de se constituer des fortunes en Iran, en créant des ponts pour désenclaver leur pays d'origine.
Cet ouvrage offre donc une vraie intimité avec la complexité sociologique de la ville de Téhéran, qui joint les avantages du reportage à la puissance de la prose fictionnelle.
Cit. :
« Plus de trente années passées à servir la République islamique avaient nourri chez le juge un sens de l'humour original, ainsi qu'un profond désenchantement sur la façon dont la révolution avait été confisquée. […] Le juge avait très vite interprété les choses ainsi : le régime avait enfanté un monstre à qui il ne pouvait tourner le dos parce qu'en lui coulait le même sang. » (p. 237)
« À Téhéran, le sexe est un acte de rébellion. Une forme de résistance. Le seul moyen pour la jeune génération de conquérir un espace de liberté. D'avoir la maîtrise absolue de son corps, l'unique chose qui leur appartienne, et qu'ils ont transformée en une arme de révolte. Tel est le revers d'années de répression sexuelle ; à force d'être obligés de mentir et de cacher leur désir en permanence, ils ont perdu l'idée d'une vie sexuelle "normale", et les valeurs qui vont avec. » (240)
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