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[Tu n'habiteras jamais Paris | Omar Benlaala]
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Posté: Sam 02 Mar 2019 19:24
MessageSujet du message: [Tu n'habiteras jamais Paris | Omar Benlaala]
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Omar Benlaala, auteur par ailleurs d'un récit autobiographique sur son expérience précoce de la « radicalisation islamiste » dans la France de ce début du XXIe siècle, entreprend ici de rapporter les mémoires de la migration de son père, Kabyle venu à Paris comme maçon et devenu enfin syndicaliste. Peut-être par le hasard du nom du lieu où se sont déroulés les entretiens, il découvre une multiplicité d'analogies entre le parcours migratoire paternel et celui de Martin Nadaud, lui aussi immigré à Paris depuis la Creuse dans la première moitié du XIXe siècle, lui aussi maçon devenu député et promoteur de la loi de 1898 sur les accidents du travail. Les deux récits, à la première personne, s'alternent et se croisent savamment, pour mettre en évidence les invariants multiples dans les tribulations et l'ostracisme subis par les deux hommes, à environ cent ans d'écart ; ce n'est qu'avec une grande parcimonie et discrétion filiale que l'auteur ajoute sa propre voix, en italiques et qu'il tente, presque sans succès, de recueillir aussi la parole maternelle.
Les éléments de similitude entre les deux biographies, outre les outrages liés à la mauvaise réception des « prolétaires » venus d'ailleurs, que le titre de l'ouvrage résume et le chapitre initial introduit – discrimination urbaine dans le logement pour Bouzid Benlaala, plusieurs exils dus aux turbulences politiques du XIXe s. pour Nadaud –, représentent les conditions générales du passage de la tradition à la modernité : d'abord linguistique, par la maîtrise du français (on parlait encore le patois dans le Limousin), ensuite dans le voyage migratoire – y compris l'arrivée décalée des épouses et la recomposition du foyer – ou encore dans la progression sociale à travers le travail, en particulier pour « le peuple des bâtisseurs », jusqu'à la question cruciale de l'émancipation, personnelle et de sa progéniture, grâce à l'instruction. Le contexte politique aussi aurait pu offrir des analogies, qui malheureusement n'apparaissent qu'en filigrane : des frustrations et hostilités liées à la guerre d'Algérie à l'apparition de la « question musulmane » qui occulte à peine la dégradation du marché du travail à partir du début des années 80, pour l'un, les avatars sanglants de l'action politique révolutionnaire et socialiste sous les différents régimes institutionnels, pour l'autre.
Mais hélas, même en dehors de cette omission, les deux récits n'ont pas le même poids : la reconstruction fictionnelle de la biographie de Nadaud, dont pourtant il doit exister plusieurs sources, est presque ancillaire par rapport à l'autobiographie retranscrite du père. C'est mon plus grand regret. Par contre, j'apprécie beaucoup la précision avec laquelle la langue du personnage du passé a été rendue, à la fois légèrement obsolète et chargée de ces expression argotiques, régionales, figurées (populaires et sans doute tirées du jargon du métier) qui le rendent tout aussi vivant que le personnage du père : à cette maîtrise linguistique on reconnaît, en fin de comptes, l'étoffe de l'écrivain.


Cit. :

« […] les Algériens venaient travailler en France depuis au moins la Seconde Guerre. À ma naissance, mon père n'était pas à Clichy pour visiter les cabarets ! D'ailleurs, on ne parlait pas d'immigration ; on passait d'une région à l'autre, comme les Bretons. D'un coup, on est devenus des étrangers. Et les pires de tous. Mais comment, du jour au lendemain, enlever de la tête d'un jeune homme que son pays de naissance n'est plus son pays, lui dont la grand-mère tatouée au visage était déjà française ? D'un côté, les patrons qui nous courtisaient comme des jeunes vierges ; de l'autre, la population qui nous voyait comme des violeurs : c'était dur à vivre. Le peuple est capricieux et ça, le politicien l'a bien compris. » (p. 110)

« Mon Dieu... Je n'ai pas compris comment tu t'es retrouvé dans ce groupe ! J'avais sacrifié ma vie pour que tu parles un français correct et que tu t'adaptes à cette société, et voilà que tu te transformais en Bédouin ! Pendant que tu prêchais au monde entier, avec moi, le dialogue n'existait plus. J'avais l'impression parfois que tu disais des choses que tu ne comprenais même pas. Tu étais dans les nuages. Ni avec nous, ni avec personne. Même pas avec toi. Comme un étranger. » (p. 173)

« Chaque soir, pour une poignée d'âmes, je donne la classe, et m'essaie à la parole publique. Flatté par ma nouvelle fonction, je ne fais pourtant que distribuer les restes d'illustres penseurs, chez qui je m'alimente. Ces derniers devisent sur notre compte avec gravité : nous sommes des martyrs, des saints, des héritiers déchus qu'il faut à tout prix réhabiliter ; il s'agit de nous émanciper, de sortir de notre condition. » (pp. 182-183)

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