Ce court essai emboîte le pas à une thèse de doctorat en Sciences de la communication ayant pour sujet : « […] les enjeux identitaires des productions culturelles sur le Web contemporain » (2011) ; selon une approche techno-sémiologique – que l'on utilisa déjà pour l'analyse du discours des bulletins d'informations télévisés ou celle des vœux de Nouvel An des présidents de la République –, en à peine plus d'une centaine de pages, dans une écriture docte qui contraint à se référer continuellement aux notes de fin de chapitre ainsi qu'au glossaire, il tente de répondre aux questions suivantes :
- « que fabriquent au juste ces industries du Web pour que tant de gens y passent tant de temps ? » (p. 11)
- « en tant que sujet d'une culture et d'une histoire, au travers de quelles configurations [dispositifs] êtes-vous susceptible de vous sentir personnellement représenté sur un écran ? » (p. 12)
- « quelles sont les logiques qui régissent la rencontre réussie entre les expressions personnelles et les industries du numérique ? » (p. 19)
Des questions, on le voit, d'une grande pertinence et actualité qui, appliquées à des réseaux que nous nous défendrons désormais d'appeler naïvement « sociaux » - MySpace, Instagram, Facebook, Twitter, Pinterest, YouTube, Google + -, peuvent être abordées en mobilisant les grands penseurs classiques de la communication et de l'industrie culturelle : Adorno, Habermas, Barthes, Benjamin, Foucault...
L'essai gagnerait à être moins synthétique, plus exemplifié par des données d'usages concrètes et quantifiables, développé dans une réflexion plus générale – sociologique ou philosophique, ma préférence irait plutôt à la première – ; mais pour ce qui est d'une note de lecture, plutôt que de m'astreindre moi-même à encore davantage de synthèse (une réponse d'une phrase à chacune des trois questions), je citerai verbatim l'« Épilogue : treize thèses à propos des relations identité-industrie sur le Web contemporain » :
« I. Doute méthodologique : le Web contemporain souhaiterait être lu comme un lieu où les personnes parlent, mais il n'est qu'un montage d'écritures.
II. Identifiants sérialisés : assigné puis assimilé à une page numérotée, j'assujettis mon identité à un ordre systématique qui me rend comparable.
III. Tableaux de montage : au « qui es-tu » oraculaire se substitue le « qu'as-tu mis » du formulaire ; voici mon nom et ma tête + X marqueurs préfabriqués.
IV. Habits métaphoriques : fort déguisés, les réseaux adoucissent pour moi leur rigueur scripturaire sous l'image d'un monde de partage entre amis.
V. Accoutumances médiatiques : quoiqu'on en dise, presse/radio/TV vous avez façonné le socle de valeurs auquel je soumets mon identité sur le Web.
VI. Compulsion de la conscription : en un clic, nous écrirons nos noms ensemble ; à chaque post, je mourrai d'envie de savoir qui va s'écrire avec.
VII. Devoir d'actualité : je raconte ma vie en mode « news ». L'intrigue des dernières nouvelles défile chronométrée. Flux obsolescent, log-out caché.
VIII. Denrées grégaires : mes goûts affichés sont un combustible relationnel. Celui qui cite ses rayons peut attendre des identifications en cascade.
IX. Courbe de popularité : on me prend pour un fan embrigadé, conscrit et comptabilisé par les scores et les tops de tous ces boutons euphorisants.
X. Conformité néoindustrielle : à l'écran, par défaut, l'expression de mon identité partage son métier à tisser avec 1001 partenaires commerciaux.
XI. Peur de Big Brother : l'ombre panoptique jetée sur ma vie privée me fit oublier qu'au grand jour synoptique on m'écrivait avec des marchandises.
XII. Génie amphibologique : la novlangue colonise le monde vécu. Mon profil, leur ciblage. Mes amis, leur audience. Mon partage, leur distribution.
XIII. Soi-même comme un mème : aliénés et matraqués, mon nom et mon effigie se baladent sur les écrans d'autrui en guise de caution d'un énième contenu. » (pp. 131-133)
D'autres cit. glanées au fil de la lecture :
« Tous ces jeux métaphoriques sont cruciaux pour rendre lisible conceptuellement le fonctionnement des sites aux yeux des internautes, pour favoriser leur implication identitaire dans une structure imaginée de manière plus "anthropomorphe" que "scripturaire", ainsi que pour encourager des "rituels de productivité" à l'écran.
[…]
"Est-ce que ce sont-là de 'vrais' amis ? Internet est-il un 'monde gratuit où tout se partage' ?". Là où la doxa piétine encore sur des métaphores prises au pied de la lettre, nous considérons que sans ces mises en images sophistiquées le montage des identités sur le Web contemporain resterait inachevé. Sans la faveur des métaphores, les structures matérielles d'un site Internet ne susciteraient pas la même "reconnaissance" dans nos sociétés. Dépourvues de transports, les écritures qu'elles montent ne sauraient pas prétendre à ces allures de théâtres du "social" et de "mondes de la vie" qui semblent faire leur charme actuel. » (p. 51)
« L'industrialisation de la conscription soulève un enjeu de taille en termes d'identité et d'identification compte tenu des effets de sens qu'elle peut produire entre synoptismes et appartenances, synchronies et durées, sympathies et intertextualités. La friend request, le like, le partage, le commentaire, le retweet sont tous des opérations de conscription qui finissent par associer en un clic des noms à d'autres noms ou à des contenus. Par leur truchement on fabrique les castings des récits et les collectifs des rituels médiatiques qui se jouent sur le Web. […] In fine, la banalisation de la conscription favorise la possibilité de voir son nom écrit ensemble avec un acteur tiers partenaire en quête de clientèles et d'audiences. » (p. 61)
« […] la production d'un certain texte identitaire, déployé par à-coups de conscriptions, maintient stratégiquement une porosité entre l'expression personnelle et la mise en circulation de différents discours sociaux (promotionnels, marchands, médiatiques, etc.). "Avez-vous à voir quelque chose avec ceci ? Et vous, avec quoi avez-vous quelque chose à voir ?" Voilà les questions que les dispositifs du Web contemporain semblent nous adresser en masse, à la recherche de "sujets" pour leurs discours. » (p. 94)
« Le fonctionnement des boutons "j'aime" ou "♥" qui ont colonisé l'ensemble du Web est tout aussi amphibologique : là où l'internaute pourrait croire qu'il est simplement invité à exprimer son appréciation subjective sur un contenu, d'un point de vue industriel on sait bien que ce clic vaut annexion nominative et iconique du sujet à une audience, une fanbase ou un fichier client. Entre un volume croissant de sujets-internautes et un ensemble d'acteurs-partenaires adoptant des politiques de marque, c'est une fois de plus la dynamique de conscription qui revêt un enjeu pratique sur le Web contemporain. […] Où en sommes-nous par rapport à l'innocent verbe "aimer" ? » (pp. 112-113)
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