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[L'invention de nos vies | Karine Tuil]
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apo



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Posté: Sam 22 Oct 2016 4:10
MessageSujet du message: [L'invention de nos vies | Karine Tuil]
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L'Invention de nos vies est un roman sur l'imposture et la réussite. Plus exactement, il s'interroge sur la supercherie identitaire comme moyen peut-être unique d'atteindre une certaine réussite sociale universellement, maladivement, spasmodiquement convoitée, fût-elle éphémère.
Dans un premier temps, Samir, alias Sam Tahar, a accédé, depuis la marche inférieure de l'échelle sociale française – celle du fils d'immigrés maghrébins de banlieue – aux plus hautes sphères du pouvoir de la grande bourgeoisie juive américaine, au prix du reniement de son appartenance musulmane troquée contre une orthodoxie juive de façade. Dans un dernier temps, son ancien ami et rival Samuel Baron, s'étant longtemps vautré dans la haine de soi de l'homme de lettres raté et de l'animateur culturel des cités qui dissimule son identité juive (adoptive), accède à une foudroyante réussite littéraire grâce à un ouvrage d'autofiction, La Consolation, qui déforme remarquablement sa biographie placée sous un jour victimaire. Entre les deux temps, la chute, la déchéance absolue du premier est provoquée par son demi-frère, François alias Djamal Yahyaoui, le blond pas même musulman, fils non reconnu d'un député socialiste français avec sa bonne arabe, lequel, depuis son état de petite frappe de quartier, a accédé quelque temps à la fraternité communautariste du djihad, à la réalisation de soi par le radicalisme islamiste, avant d'être arrêté en Afghanistan.
Entre les deux personnages principaux, celui de Nina Roche, la femme qui n'a pour elle que son immense sensualité au seuil du déclin, elle qui semble n'être guère qu'un enjeu de pouvoir et de rivalité érotiques entre eux deux ; ancienne mannequin pour les enseignes de la grande distribution, ce n'est que suite à la déchéance de la rue et du foyer pour femmes en détresse qu'elle va peut-être accéder à une forme d'autonomie par le refus de la « protection » de l'un ou de l'autre.

Je lis donc ce roman, qui date de 2013, peu après L'Insouciance que l'auteure a expressément qualifié de sa suite. Je me convaincs encore une fois de la justesse de la théorie littéraire du menhir : de même que le culte de cette stèle érigée consistait sans doute à lui tourner autour, de même l'écrivain tourne autour de certains de ses thèmes et de ses formes autant de fois qu'il lui faut pour « en faire le tour », sans pouvoir s'en libérer auparavant. Si Douce France marque l'initiation au roman social pour Karine Tuil – et une initiation possède toujours quelque chose de magique –, L'Invention de nos vies constitue certainement un premier tour dont L'Insouciance est le second, à mon sens plus abouti. La structure présente des similitudes, notamment dans « le drame » ; le souci du réalisme et l'ancrage à la contemporanéité sont là, de même que les thématiques identitaires – judaïté, racisme, islamisme, discriminations, ghettoïsation ; le personnage féminin est aussi défini par son inscription dans le désir masculin et caractérisé par sa domination, sa soumission ; le style enfin, qui débute dans sa forme la plus rêche, la plus « abrasive » – dirait peut-être l'auteure qui aime bien ce mot [moi aussi] –, ici en particulier par des recherches typographiques et de ponctuation inédites (les comparses identifiés en quelques mots dans des notes de bas de page [j'ai bien aimé!], la scansion descriptive souvent ternaire avec une séparation par barres obliques, quelques mots entiers en capitales d'imprimerie, etc.), qui cependant sont moins mûres, s'estompant grandement au fil des pages sans véritable usage systématique ni sens univoque.
Je ne sais pas vraiment quelle est la raison de ma tiédeur vis-à-vis de ce premier volet. Le contrat lectoral est pourtant rempli : ça se lit bien, c'est bien pensé, bien construit, ça tient en haleine et cependant il y a quelque chose de « grand public », qui se ressent déjà depuis la couverture du livre, le recto comme le verso (où KT est photographiée sur page entière déguisée en femme transgressive - Ah ! à quelles métamorphoses/compromissions/escobarderies ne se soumettrait-on pas pour le succès...)

Cit. :

« [...] Tu veux que je te dise ? J'ai fait tout ça pour te tester et tu es comme lui ! Une opportuniste ! Une arriviste ! Vous êtes les purs produits d'une société corrompue jusqu'à l'os ! Réussir... Réussir... cet idéal social hallucinatoire ! Cette ambition grotesque ! [...] » (p. 160)

« [Aux Etats-Unis] La discrimination est un véritable enjeu politique, social, électoraliste. Chez nous, ça reste un tabou, une question qui dérange. Je ne dis pas qu'elle n'est pas abordée, elle l'est - mais mal. [...]
En France, un étudiant noir, d'origine maghrébine, un étudiant avec un nom à consonance juive ou étrangère, peut être interrogé à l'oral et si, à l'issue de cet examen, il est recalé, il pensera souvent qu'il l'a été en raison de ses origines. La suspicion de l'inégalité - ce poison. Et le pire, c'est qu'ils ont parfois raison !
[...]
Il a cru qu'il réussirait mieux en contournant la question ethnique et il a échoué puisque la seule réponse qu'il ait pu apporter, c'est une mystification identitaire. [...] Comment aurais-je agi si je m'étais trouvé dans la même situation que lui, avec mes doutes, mes obstacles dressés par la société elle-même en violation des impératifs égalitaires les plus élémentaires ? Eh bien, je crois que j'aurais fait comme lui ! » (pp. 408-409)

« Samir n'avait jamais cru à l'équilibre des rapports sociaux : le monde fonctionnait par l'enchevêtrement de réseaux d'influence, par cooptation, échange de services, prises de pouvoir - procédés divers renforcés souvent par des liens supplémentaires : même orientation sexuelle ou religieuse, même appartenance sociale ou ethnique, connivence amicale ou sexuelle (cette dernière étant, selon lui, la plus puissante, celle qui permettait d'obtenir le plus de concessions, de tenir littéralement l'autre [...]) » (p. 456)

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