Ceci est un roman sur la manière dont la violence extrême de la société française des années qui ont suivi le 11-Septembre – dans sa déclinaison guerrière, politico-affairiste, médiatique – peut provoquer des épreuves dramatiques brisant la personnalité, par des fêlures éventuellement incurables, qui ont cependant deux constantes : de convoquer des problématiques identitaires enfouies ou non verbalisées (ethniques, religieuses, de genre et de classe), de les exposer à la vilénie publique du racisme (notamment celui des pouvoirs établis), et d'abolir l'insouciance durablement.

Il s'agit d'un roman centré sur les personnages, tous traités avec un grand souci de réalisme, les principaux comme les secondaires, tous décrits – comme dans la meilleure littérature – en usant de l'univers linguistique et conceptuel qui leur serait propre, tous immuns d'une caractérisation morale manichéenne, donc, en d'autres termes, tous aussi vrais qu'infréquentables... [Je me réserve le droit de faire une exception pour Paul Vély, figure paternelle et personnage secondaire, le vieux Juif adorable, ancien déporté, résistant et ministre, homme finement lettré qui apporte la lumière sur soi à celui qui lui en demande, et peut-être pour l'autre père, celui d'Osman.]
Techniquement, la construction du roman est excellente, la progression de la trame et la répartition des chapitres – ponctués de quelques belles réflexions vers la fin de certains – soutiennent un rythme accéléré qui interdit la relâche.
Les personnages principaux, dont le nombre demeure controversé, sont Romain, le lieutenant revenu démoli d'Afghanistan, François, l'homme d'affaires à la carrière et bientôt la vie brisées, et Osman, aspirant homme politique « issu de la diversité », évincé et réintégré dans le giron présidentiel au gré du dernier tournant droitier ou d'un sondage de popularité issu d'une campagne médiatique. On pourrait ajouter Manon, romancière et journaliste, qui constitue le plus puissant des traits d'union entre les binômes formés par lesdits. Pourtant, sa moindre épaisseur de personnage, les silences qui entourent sa personnalité (sa jeunesse et ses rapports avec sa mère, son choix conjugal pour François et la crise de ce choix, son attrait pour Romain – outre sa composante instinctuelle –, les prémisses de son propre cheminement suite à « l'épreuve »), son caractère effacé et extrêmement passif (qui peut contraster avec sa profession), la rendent plus évanescente même que les autres personnages secondaires féminins – Agnès et surtout Sonia. Une partie de ce mystère est délibéré, dit l'auteure, en particulier l'éventualité de son rôle d'espionne (dans un premier temps) mandée auprès de Romain. Mais il n'empêche que ces lacunes m'ont laissé sur ma faim. Peut-être avais-je envie de m'attacher à elle, de trouver, parmi des héros vils et les deux petites garces sus-nommées, au moins une femme fréquentable dans le roman...

Le succès dans la durée d'un tel roman social, comme c'est le cas pour moi de l'excellent Douce France [au juste, peut-on qualifier un roman de « tellement intelligent »?], se mesure sans doute dans la durée, à sa capacité de s'imprimer durablement dans les esprits ainsi que de représenter le Zeitgeist qui l'a vu naître.

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