Cent et un ans de vie et combien d'existences !
Alexandra David-Néel (1868-1969) : anarchiste et féministe (disciple puis proche d'Elisée Reclus), curieuse de la théosophie et des "mysticismes orientalisants" fin-de-siècle (XIXe), fugueuse convertie en voyageuse, cantatrice d'opéra, bouddhiste, accidentellement mais indissolublement mariée (après une mystérieuse et pérenne union libre) au très bourgeois Philippe Néel - son ennemi de près et son excellent ami de loin -, elle ne commence à vivre sa vie d'élection, celle d'exploratrice-orientaliste savante-essayiste et romancière par laquelle elle est connue, qu'en 1911, à l'âge de quarante-trois ans. Cela lui laissera quand même cinquante-huit ans pour deux grands périples asiatiques - de 1911 à 1925, pour le premiers, entre 1937 et 1946, pour le second - et une œuvre de vingt-quatre titres, sans compter d'innombrables articles érudits, une grammaire et un dictionnaire du tibétain inédits, et une correspondance d'un volume impressionnant.
Première femme occidentale à être pénétrée à Lhassa, capitale interdite du Tibet, en 1925, après une marche de quelque 2000 km., on peut tenter une synthèse de cet impressionnant parcours d'aventures en retenant une détermination, une force de caractère lumineuses et indomptables, une soif de connaissances et d'expériences inassouvie, une adaptabilité admirable, la certitude d'être investie d'une mission, mais aussi, en contrepartie, une vision des rapports à ses proches d'un égoïsme, utilitarisme, despotisme suprêmes.
En effet cette femme qui afficha, tout au long de sa vie, un mépris absolu de l'amour, se ventant même de ne pas avoir de cœur, cultiva des rapports privés très étranges : d'une remarquable ingratitude envers ses parents - même pour son père à qui son éducation intellectuelle devait tant - ; d'une mystérieuse nature envers Jean Haustont, premier compagnon jamais vraiment aimé, jamais complètement quitté ; d'un égoïsme monstrueux à l'égard de Philippe Néel - à propos du mariage avec lequel elle note : "[...] nous nous sommes épousés plus par méchanceté que par tendresse" (cit. p. 134) -, qui était un homme au caractère à tous égards opposé au sien, avec lequel la vie conjugale fut une torture pour les deux, mais dont le salut vint non par le divorce mais par les pérégrinations d'Alexandra, toujours financées (encore que parfois difficilement, mais toujours très généreusement...) par un époux qui les détestait ; d'une invraisemblable tyrannie pour son fils adoptif, le Tibétain lama Yongden, ("Océan de Compassion"...) rencontré alors qu'il avait quatorze ans, et qui la suivit partout, au prix de grands sacrifices partagés, jusqu'à son décès prématuré à l'âge de cinquante-six ans, à qui elle interdit de fumer, de boire et de "connaître une femme" ; d'une grande exigence assortie d'irascibilité enfin envers ses assistantes de passage, sa traductrice anglaise Violette Sidney et sa dame de compagnie des dix dernières années, Marie-Madeleine Peyronnet ; on pourrait évoquer aussi la circonstance que, dans son deuxième tour asiatique, son maître spirituel, le Gomchen de Lachen, avait probablement attendu une visite de sa disciple, qu'à un certain moment n'eût pas été impossible, peut-être juste avant la mort du Maître, mais qu'elle ne lui rendit pas.
Mais ces considérations sur les étranges rapports humains d'Alexandra "Lampe de Sagesse" m'appartiennent entièrement ; le biographe n'a que de l'admiration pour son objet d'études, cette exploratrice "tout cerveau" qui, de ce fait, ainsi que par ses aventures, ne peut que susciter un infini désir projectif...
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