[Vicky - The Biography of Victoria C. Woodhull | M. M. Marberry]
Les péripéties de la cause du suffrage féminin aux États-Unis furent aventureuses.
Dans ce contexte, j'ai appris le nom de Victoria Woodhull par l'essai de Reay Tannahill,
Sex in History, qui le mentionne dans un chapitre intitulé de façon suggestive : « Avec de tels alliés... », pour indiquer combien, en dépit de leurs meilleures intentions,
The Woodhull et sa sœur Tennesse desservirent la lutte qu'elles avaient embrassée avec ferveur, parmi d'autres.
Pourtant Vicky et Tenny nées Claflin, dont je crois qu'elles ne sont aujourd'hui guère connues sauf des spécialistes, jouissant d'une popularité médiatique de presque soixante-dix ans qui n'est donc comparable qu'avec celle de Winston Churchill, sur les deux rives de l'Atlantique, qui plus est, n'eurent sans doute de plus grande – et aveugle – ambition de leur vie que de faire parler d'elles dans la presse, et si « parfois elle[s] fu[ren]t à même d'utiliser les journaux pour promouvoir leurs opinions ou pour se défendre, elle[s] fu[ren]t d'habitude utilisée[s] par eux parce qu'elle[s] étai[en]t [des] spécimen[s] pittoresque[s]. » (p. 322).
Pittoresques et romanesques, si le célèbre Henry James, du vivant de Victoria et pendant qu'elle faisait tout pour faire oublier sa réputation, s'en inspira très fortement pour incarner l'héroïne de sa nouvelle
Le Siège de Londres (1883), et je soupçonne Romain Gary aussi d'en avoir tiré plusieurs idées pour sa
Lady L. …
Filles (dans une fratrie de dix furies perpétuellement litigieuses, vivant toujours ensemble et aux crochets de Victoria) d'un charlatan qui serait aujourd'hui arrêté pour exercice illégal de la médecine et d'une voyante, ces deux adeptes du spiritisme et du mesmérisme, Victoria Woodhull et Tennesse, firent commencer leur histoire publique au début de la décennie 1870, en tant que toutes première femmes agents de bourse new-yorkaises – aujourd'hui on dirait 'traders' – spéculant avec une belle petite fortune mystérieusement acquise. Aussitôt, elles fondèrent un hebdomadaire, et Victoria, qui fut considérée comme la meilleure oratrice de son temps - inspirée par l'âme de Démosthène, écrivit-on aussi -, mis à part son charme hypnotique, s'investit outre que dans la rédaction d'articles (ou bien peut-être n'étaient-ils pas d'elle?), dans des tournées de conférences de nature politique visant aux réformes et au progrès de la société, notamment par l'émancipation féminine (et le suffrage), mais aussi par l'amour libre et d'autres thématiques que nous pourrions qualifier d'anarchistes. Un moment proche de l'Internationale puis aussitôt radiée, Victoria fit le point d'orgue de sa carrière de « politicien en jupon » de ses cinq candidatures à la présidence des États-Unis, entre 1872 (premier candidat femme) et 1892, persévérance vicennale qui fut invariablement récompensée par un score constant de zéro voix...
À une époque où la morale puritaine considérait comme un opprobre le port du rouge à lèvres et comme pornographique un journal qui dénonçait le libertinage d'un homme d'église, où enfin le meilleur argument juridique consistait dans une référence textuelle aux Écritures, Victoria fut plusieurs fois traînée en prison, mais il est évident qu'elle sut user de cette publicité, tout comme sans doute du chantage, de la calomnie, de la séduction voire d'autres pratiques de manipulation, pour garder le devant de la scène et accessoirement pour s'assurer un train de vie flamboyant, pour elle-même et son clan familial qui comprenait sous le même toit, outre ses ascendants, descendants et nombreuse fratrie assortie de conjoints, jusque son premier mari drogué, cohabitant avec son futur ex-mari (colonel au grade usurpé) et quelques amants plus ou moins occasionnels. Les scandales financiers et de mœurs, les procès et les arrestations étaient logiquement son pain quotidien.
Qui sait quelle étrange lassitude la poussa, dès 1877, à s'expatrier à Londres, toujours accompagnée de Tennesse et de ses deux enfants fades et médiocres. Mais ce qui est véritablement titanesque, ce fut leur application à s'y « refaire une virginité » ou à défaut, une Respectabilité, qui, si elle procura à toutes les deux les plus enviables des partis matrimoniaux – en termes de patrimoine et de généalogie aristocratique très british – leur coûta environ quarante ans de reniement systématique de toutes leurs convictions politiques, batailles et idées, y compris par la réécriture pamphlétaire de la quasi totalité de leur production journalistique et politique en vue de son entière épuration et dénaturation. Le libre amour devint l'amour de Dieu ; l'eugénisme apparut... Victoria la pieuse, respectueuse, conventionnelle, normée, vouant au bûcher les suffragettes, était devenue quelqu'un de particulièrement insipide dans la parole comme dans la prose. Ses conférences étaient désertées. Pourtant, elle dut entraîner son respectable statisticien d'époux dans de nombreux procès en diffamation contre ceux qui avaient encore en mémoire l'ancienne féministe-anarchiste maudite et vitupérée et qui prenaient la liberté de traiter Lady Martin d'aventurière américaine, refusant sa version de sa propre généalogie de sang pluri-royal remontant au moins au XIIIe siècle...
La longévité de Vicky – presque quatre-vingt-dix ans – la fit survivre à presque tous les témoins de son passé. Il ne lui restèrent que quelques excentricités – les bolides automobiles par ex. –, un solide patrimoine et sans doute une mémoire qui devait encore receler d'innombrables secrets...
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