L'ami Le Régent m'avait fait remarquer, il y a quelques mois, l'utilité des travaux ethnologiques dans la question des théories (ou études) de genre. J'ai donc suivi son conseil et me suis projeté en Afghanistan, qui m'intéresse d'ailleurs pour plusieurs raisons, où l'on trouve la réponse définitive à la question de la pertinence du genre.
En effet, dans ce pays où les femmes ont vocation à la ségrégation domestique, le père de famille peut décréter, en cas d'absence d'héritier mâle donc de manque de main d'oeuvre infantile, qu'une de ses filles acquiert le genre masculin : "Tu seras un garçon, ma fille". Cette personne sera appelée "bacha posh", elle sera éduquée en garçon, avec tous les droits et obligations que cela entraîne dont notamment celle du travail à l'extérieur, sera appelée par un prénom masculin, jouera, s'habillera, socialisera, se développera musculairement et psychiquement comme un garçon, ira éventuellement à l'école... et ce jusqu'à la puberté, où en principe elle rentrera dans les rôles socialement assignés. En principe. Car les effets de genre ont parfois raison non seulement du biologique mais également des diktats sociaux et religieux, et certaines "bacha posh" au caractère particulièrement bien trempé luttent pour continuer de porter turban, pantalon bouffant plutôt que la burqa et y parviennent, au prix du renoncement au mariage et à la vie de famille. Ajoutons d'emblée - pour ceux qui se posent ce type de questions en France actuellement - que cela ne semble pas du tout provoquer l'homosexualité ni même le moindre doute sur son identité sexuelle, mais que les inévitables effets psychiques du genre, très étendus et profonds chez nous tous, comme on l'apprend et mesure "par absurde", affectent sans doute cette sphère aussi. Ainsi, une "bacha posh" afghane illettrée intègre très naturellement la dichotomie conceptuelle genre-sexe - qui nous pose tant de problèmes, à nous... - sans aucune confusion possible, mais avec les aléas de sa propre biographie quant à la prépondérance de l'un sur l'autre, et surtout la possibilité qui en découle (de manière caractérielle donc psychique - c-à-d en se prévalant du "courage", de la "vaillance" de l'homme) d'imposer peut-être son choix s'il est contradictoire avec la norme sociale.
Ce livre est le témoignage d'Ukmina alias Hukomkhan Manoori, "bacha posh" confirmée et cependant hadji, appartenant à l'ethnie pachtoune, moudjahid à l'époque de la guerre soviétique, aujourd'hui élue au conseil de la province de Khost, ayant serré la main du Président Karzai, de Hillary Clinton et Michelle Obama, montagnarde illettrée, écrit à quatre mains avec la journaliste française Stéphanie Lebrun. Elle raconte sa vie, tout simplement. (Bien qu'il ne soit jamais simple, pour nous lecteurs, de décrypter la "simplicité" dans les textes écrits de cette manière, vu l'impossibilité de mesurer la profondeur de l'intervention de l'écrivant...). Elle parle de "bacha posh" devenues femmes, de ses galons de "guerrière" qui lui ont finalement accordé une place dans la société, de sa réclusion et de sa peur sous les talibans, des premières élections et de la conception assez particulière de la démocratie en Afghanistan, qui a même changé de nom en "amakrasi" : " "Tout le monde fait n'importe quoi." Et, par extension, l'émancipation des femmes." (p. 120) ; elle énonce sa théorie de l'inégalité entre hommes et femmes, et se situe par rapport à elle : "Les femmes et les hommes ne sont pas semblables. Les hommes sont braves et cruels. Les femmes sont bonnes et faibles. Je suis brave comme un homme et j'ai la bonté des femmes. Je peux me montrer cruelle s'il le faut, mais jamais faible. Je vais les aider [les femmes] à moins subir la cruauté des hommes." (p. 126) ; elle parle de son sentiment religieux, du Hadj, de sa certitude de ne pas "vivre dans le péché" contrairement à l'opinion des mollahs ; elle raconte les abominations (selon notre façon de voir) que subissent les femmes afghanes dans leur familles et auxquelles elle est appelée à prêter son écoute et son aide, mais sans aucune admiration pour ce qu'elle a vu des femmes occidentales et de leurs manières désinvoltes, en fait aspirant à faire évoluer des mentalités à l'intérieur du cadre des valeurs partagées (comme nous tous...) ; elle parle, dans le même ordre d'idées, des incompréhensions, malentendus et de ses propres griefs contre l'armée d'occupation de l'OTAN (et ses chiens, animaux impurs), avec laquelle elle a été amenée à collaborer ; elle a sa vision du courage de certaines femmes, ses idoles...
L'épilogue ouvre un aperçu à peine esquissé, avec beaucoup de pudeur, sur la condition d'une vie privée d'amour.
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