"La prostitution est-elle un 'métier comme les autres' ?", "L'exerce-t-on par choix ou par contrainte ?", "En sort-on (indemne) ?", "Comporte-t-elle des éléments de satisfaction voire du plaisir ?", "Faut-il la proscrire ? punir ? qui punir ?" - Questions ô combien dérisoires ! Complexité ô combien plus pesante du réel...

C'est ce qu'indique ce premier ouvrage littéraire, texte d'autofiction de cette météore prodigieuse et tragique qu'a été Nelly Arcan, connue grâce à Nancy Huston et qui a tout pour m'impressionner durablement. Le style (et sans doute la circonstance de l'écriture) emprunte le discours psychanalytique : flot ininterrompu d'une parole qui se cherche un sens et tourne en rond dans de très longues phrases, se répète et digresse et s'associe librement, renvoie - dans une "dimension scandaleusement intime" - à l'enfance et à des figures parentales particulièrement détestées (et détestables) - la mère larve, le père prêt à surgir de derrière la porte sous les traits d'un client - comme origine de l'infini malheur, de l'incapacité d'amour et de la haine de soi de la narratrice, dont la prostitution n'est qu'un épiphénomène. Celle-ci est portant disséquée sans complaisance, souvent par des mots crus, mais dans une démarche proprement analytique dont le centre est la personne elle-même, avec sa "putasserie" et son identité de "schtroumpfette bandante" totalement assumées.
Dans un entretien télévisé datant environ de la parution de l'ouvrage, Arcan concède qu'elle ne récuse pas l'éventualité de l'existence de l'amour, peut-être pas pour elle-même cependant. Ce n'est pourtant pas ce qui ressort de la lettre du texte, dont la prose ténébreuse et morbide témoigne de l'immanence de la pulsion suicidaire - le passage à l'acte surviendra seulement huit ans et quatre livres plus tard...

----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur Wikipedia]

Tragique !

Bonjour l'amie,
je suis encore avec Arcan, fasciné par sa prose si intensément poétique, par sa pensée si densément nihiliste, par sa démarche si purement philosophique et psychanalytique... Je me surprends à chaque ligne, comme Nancy Huston, à regretter de ne pas l'avoir connue de son vivant, de ne pas avoir pu lui faire un geste d'amitié, même lointain.

Tu sais ce qui me paraît le plus tragique ? C'est que globalement elle n'a jamais été prise au sérieux, même après avoir publié plusieurs livres au Seuil ; et sa haine de soi était telle qu'elle n'essayait même pas de se défendre. Elle encaissait douloureusement, sans ciller, tout ce qu'on lui balançait à la figure, de verbal comme de séminal. Il n'y a qu'à regarder ses entretiens télévisés (en France et au Canada - en France c'était pire, car on se moquait de son fort accent québécois) : il n'était question que de son décolleté et de ses positions préférées, jamais de son écriture. Sauf pour le rejet de ce premier manuscrit, qu'on a qualifié de "lamentation en toc".

Cela me fait penser aux propos qu'une amie peintre m'avait tenus il y a deux bonnes décennies (et que je n'avais pas saisis à l'époque) : quand un artiste homme fait des ménages pour vivre, c'est un artiste qui a un job alimentaire, quand c'est une femme, c'est une femme de ménage qui a des velléités d'artiste. Pour ses contemporains, Arcan a été une pute avec des velléités d'écrivain. Elle en est morte.

Dira-t-on jamais le drame d'avoir un accent en francophonie quand on veut être artiste ou intellectuel ?

Malheureusement pour Arcan, ce n'était pas le seul. Sa pire ennemie était probablement elle-même, cette croyance que "c'était bien mérité".
Pour nous, les avanies qu'elle a subies ne signifient heureusement pas qu'elle était à leur hauteur.

Très justement dit.
Tiens, je vais la faire te répondre (elle parle à la 3ème personne) :

"Encore la honte, cette part d'humanité qui seule la liait aux autres. En femme décomposée mais non dépourvue d'intelligence, elle comprit que sa honte était précieuse et qu'il fallait donc la garder, la serrer contre elle, car c'était peut-être grâce à elle, à cette honte, que le monde autour n'avait pas encore tout à fait sombré". Burqa de chair, p. 113.

Peut-être te donne-t-elle envie de la lire... ?